Page:Berlioz - Les Soirées de l’orchestre, 1854.djvu/214

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

encore assisté à une première représentation de l’Opéra sans trouver parmi les juges du foyer une énorme majorité hostile à la partition nouvelle, quelque grande et belle qu’elle fût. Il n’y en a pas non plus, si nulle, si vide et si plate qu’on la suppose, qui ne recueille en pareil cas quelques suffrages et ne rencontre des prôneurs de bonne foi ; comme pour justifier le proverbe : « Il n’est si vilain pot qui ne trouve son couvercle. »

Telle opinion, chaudement soutenue derrière la scène, est combattue non moins vivement à l’orchestre. De quatre auditeurs placés dans la même loge à la représentation d’un opéra, le premier s’ennuie, le second s’amuse, le troisième s’indigne, le quatrième est enthousiasmé. Voltaire avait dénoncé Shakspeare à la France comme un Huron, un Iroquois ivre ; la France avait cru Voltaire. Et pourtant le plus ardent sectateur du philosophe de Ferney, convaincu de la vérité absolue du jugement qui condamnait l’auteur d’Hamlet, n’avait qu’à passer la Manche pour trouver établie l’opinion opposée. En deçà du détroit, Shakspeare était un barbare, une brute ; au delà il était un dieu. Aujourd’hui en France, si Voltaire pouvait revenir et émettre de nouveau une opinion pareille, tout Voltaire qu’il fût, qu’il est et qu’il sera, on lui rirait au nez ; je connais même des gens qui feraient pis. La question du beau serait donc une question de temps et de lieu ; c’est triste à penser..... mais c’est vrai. Quant au beau absolu, si ce n’est celui qui, dans tous les temps, dans tous les lieux et par tous les hommes, serait reconnu pour beau, je ne sais en quoi il consiste. Or, ce beau-là n’existe pas. Je crois seulement qu’il y a des beautés d’art dont le sentiment devenu inhérent à certaines civilisations durera, grâce à quelques hommes, autant que ces civilisations elles-mêmes.

— Pourquoi, reprend Corsino après un silence et comme pour rompre une conversation qui lui est pénible, n’êtes-vous pas venu avant-hier à la représentation de la Marie Stuart de Schiller ? Nos premiers acteurs y figuraient et le chef-d’œuvre n’a point été mal rendu, je puis vous l’assurer. —