Page:Berlioz - Les Soirées de l’orchestre, 1854.djvu/222

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l’expliquer ? — Prenez garde, jeune Américain, vous êtes sur le point d’en devenir un. — Un quoi ? — Un cauchemar ! trois fois simple musicastre ! réplique Corsino, je vais te le démontrer. Voilà ce que nous autres musiciens d’Europe entendons par ce mot :

Il ne s’agit point d’un de ces rêves affreux pendant lesquels on se sent la poitrine oppressée, où l’on se croit poursuivi par quelque monstre toujours sur le point d’atteindre sa victime, où l’on se sent tomber dans un gouffre sans fond, au milieu de ténèbres épaisses et d’un silence plus effrayant que les rumeurs infernales. Non, ce n’est point cela, et pourtant c’est presque cela. Un cauchemar musical est une de ces réalités inqualifiables qu’on exècre, qu’on méprise, qui vous obsèdent, vous irritent, vous donnent une douleur d’estomac comparable à celle d’une indigestion ; une de ces œuvres chargées d’une sorte de contagion cholérique qui se glissent on ne sait comment, malgré tous les cordons sanitaires, au milieu de ce que la musique a de plus noble et de plus beau, et qu’on subit cependant en faisant une horrible grimace, et qu’on ne siffle pas ; tantôt parce qu’elles sont faites avec une sorte de talent médiocre et commun, tantôt à cause de l’auteur qui est un brave homme à qui l’on ne voudrait pas causer de peine, ou bien parce que cela se rattache à un ordre d’idées cher à un ami, ou bien encore parce que cela intéresse quelque imbécile qui a eu la vanité de se poser votre ennemi, et que vous ne voudriez pas, en le traitant selon son mérite, avoir l’air de vous occuper de lui. Quand ce damnable morceau commence, vous sortez (si vous le pouvez) de la salle où il se pavane ; vous allez dans la rue voir les exercices d’un chien savant ou une représentation de Polichinelle, ou écouter le grand air de la Favorite, miaulé par un orgue de Barbarie et terminé sur la note sensible, parce qu’un sou jeté d’une fenêtre a interrompu le virtuose au milieu de sa mélodie. Vous lisez toutes les affiches ; puis, en regardant votre montre, vous jugez que le cauchemar du concert ne doit plus être à craindre, et vous osez revenir dans la salle ; mais c’est justement là le moment où il sévit quelquefois d’une manière inattendue sur le pauvre musicien qui l’avait fui. Celui-ci rentre, le