Page:Berlioz - Les Soirées de l’orchestre, 1854.djvu/324

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de notre harmonieuse cité. J’ai donc dû prendre la plume et portraire Euphonia tant bien que mal ; mais tu excuseras les incorrections de mon œuvre et ce qu’elle a de diffus et d’inachevé, en apprenant les étranges émotions qui depuis quelques jours m’ont troublé si violemment. Chargé, comme tu le sais, de tout ce qui concernait la fête de Gluck, j’ai eu à composer l’hymne qu’on devait chanter autour du temple. Il m’a fallu surveiller les répétitions d’Alceste qu’on a jouée dans le palais Thessalien, présider aux études des chœurs de mon hymne et te remplacer, en outre, dans l’administration des instruments à cordes. Mais c’était peu pour moi ; les noires préoccupations, les cruels souvenirs, le découragement profond où m’ont plongé d’anciens et incurables chagrins, ont au moins, en le dégageant de toute influence passionnée, donné à mon caractère cette gravité calme qui, loin d’enchaîner l’activité, la seconde au contraire et dont tu es malheureusement si dépourvu. C’est la souffrance qui paralyse nos facultés d’artiste, c’est elle seule qui par sa brûlante étreinte arrête les plus nobles élans de notre cœur, c’est elle qui nous éteint, nous pétrifie, nous rend fous et stupides. Et j’étais exempt, moi, tu le sais, de ces douleurs ardentes, mon cœur et mes sens étaient en repos, ils dormaient du sommeil de la mort, depuis que… la… blanche étoile a disparu de mon ciel… et ma pensée et ma fantaisie n’en vivaient que mieux. Aussi pouvais-je utiliser à peu près tout mon temps et l’employer comme la raison d’art m’indiquait qu’il fallait le faire. Et je n’y ai point manqué jusqu’ici, moins par amour de la gloire que par amour du beau, vers lequel nous tendons instinctivement tous les deux, sans aucune arrière-pensée de satisfaction orgueilleuse.

Ce qui m’a ému, troublé, ravagé ces jours derniers, ce n’est pas la composition de mon hymne, ce ne sont pas les acclamations dont notre population musicale l’a salué, ni les éloges du ministre ; ce n’est pas la joie de l’Empereur que ma musique, à en croire Sa Majesté, a transporté d’enthousiasme ; ce n’est pas même l’effet très-grand que cette œuvre a produit sur moi, ce n’est rien de tout cela. Il s’agit d’un événement bizarre, qui