Page:Berlioz - Les Soirées de l’orchestre, 1854.djvu/327

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ma solitude ? — Je me nomme Nadira, je suis cantatrice, j’arrive de Vienne, je veux voir la fête de Gluck, je désire y chanter, et je viens vous prier de me donner place dans le programme. — Madame… — Oh ! vous m’entendrez auparavant, c’est trop juste. — C’est inutile, j’ai eu déjà le plaisir de vous entendre. — Et quand, et où donc ? — Hier soir, au ciel. — Ah ! c’était vous qui voguiez ainsi solitairement, et que j’ai rencontré au sortir de mon nuage, justement quand je chantais votre admirable mélodie ? Cette belle phrase était prédestinée sans doute à servir d’introduction musicale à nos deux premières entrevues. — C’était moi. — Et vous m’avez entendue ? — Je vous ai vue et admirée. — Oh ! mon Dieu ! c’est un homme d’esprit, il va me persifler, et il faudra que j’accepte ses railleries pour des compliments ! — Dieu me garde de railler, madame ; vous êtes belle. — Encore ! Oui, je suis belle, et à votre avis je chante ? — Vous chantez… trop bien. — Comment, trop bien ? — Oui, madame ; à la fête de Gluck le chant orné n’est point admis ; le vôtre brille surtout par la légèreté et la grâce des broderies, il ne saurait donc figurer dans une cérémonie éminemment grandiose et épique. — Ainsi, vous me refusez ? — Hélas ! il le faut. — Oh ! c’est incroyable, dit-elle en rougissant de colère et en arrachant de sa tige une belle rose qu’elle froissa entre ses doigts. Je m’adresserai au ministre… (je souris) à l’Empereur. — Madame, lui dis-je d’un accent fort calme, mais sérieux, le ministre de la fête de Gluck, c’est moi ; l’empereur de la fête de Gluck, c’est encore moi ; l’ordonnance de cette cérémonie m’a été confiée, je la règle sans contrôle, j’en suis le maître absolu ; et (la regardant avec la moitié de ma colère) vous n’y chanterez pas. » Là-dessus la belle Nadira essuie en tressaillant ses yeux, où le dépit avait amené quelques larmes, et s’éloigne précipitamment.

Ma demi-colère dissipée, je ne pus m’empêcher de rire de la naïveté de cette jeune folle, accoutumée sans doute à Vienne, au milieu de ses adorateurs, à tout voir plier devant ses caprices, et qui avait pensé venir sans résistance