Page:Berlioz - Les Soirées de l’orchestre, 1854.djvu/328

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détruire l’harmonie de notre fête et me dicter ses volontés.

Pendant quelques jours je ne la revis point. La fête eut lieu. Alceste fut dignement exécuté ; après la représentation, les six mille voix du cirque chantèrent mon hymne, que je n’ai fait accompagner que par cent familles de clarinettes et saxophones, cent autres de flûtes, quatre cents violoncelles et trois cents harpes. L’effet, je te l’ai déjà dit, fut très-grand. L’orage des acclamations une fois calmé, l’empereur se leva et me complimentant avec sa courtoisie ordinaire, voulut bien me céder son droit de désigner la femme qui aurait l’honneur de couronner la statue de Gluck. Nouveaux cris et applaudissements du peuple. En ce moment de radieux enthousiasme, mes yeux tombèrent sur la belle Nadira, qui, d’une loge éloignée, attachait sur moi un regard humble et attristé. Soudain l’attendrissement, la pitié, une sorte de remords même me saisirent au cœur, à l’aspect de la beauté vaincue, éclipsée par l’art. Il me sembla que, vainqueur généreux, l’art devait maintenant rendre à la beauté une part de sa gloire, et je désignai Nadira, la frivole cantatrice viennoise, pour couronner le dieu de l’expression. L’étonnement général ne peut se dépeindre ; personne ne la connaissait. Rougissant et pâlissant tour à tour, Nadira se lève, reçoit des mains du prêtre de Gluck la couronne de fleurs, de feuilles et d’épis, qu’elle doit déposer sur le front divin, s’avance lentement dans le cirque, monte les degrés du temple, et, parvenue au pied de la statue, se tourne vers le peuple en faisant signe qu’elle veut parler. On se tait, on l’admire ; les femmes mêmes semblent frappées de son extrême beauté. « Euphoniens, dit-elle, je vous suis inconnue. Hier encore je n’étais qu’une femme vulgaire, douée d’une voix éclatante et agile, rien de plus. Le grand art ne m’avait point été révélé. Je viens, pour la première fois de ma vie, d’entendre Alceste, je viens d’admirer avec vous le splendide majesté de l’hymne de Shetland. Je comprends maintenant, j’entends, je vis : je suis artiste. Mais l’instinct du génie de Shetland pouvait seul le deviner. Souffrez donc qu’avant de couronner le dieu de l’expression, je prouve à vous, ses