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première soirée.

— Que ne suis-je un bouvier de Nettuno ou de Porto d’Anzio ! pensait-il ; semblable aux animaux confiés à ma garde, je mènerais une existence grossière, monotone, mais inaccessible, au moins aux agitations qui, depuis mon enfance, ont tourmenté ma vie. Des rivaux perfides et jaloux… des princes injustes ou ingrats… des critiques acharnés… des flatteurs imbéciles… des alternatives incessantes de succès et de revers, de splendeur et de misère… des travaux excessifs et toujours renaissants… jamais de repos, de bien-être, de loisirs… user son corps comme un mercenaire et sentir constamment son âme transir ou brûler… est-ce là vivre ?…

Les exclamations bruyantes de trois jeunes artisans, qui débouchaient rapidement sur la place, vinrent interrompre sa méditation.

— Six florins ! disait l’un, c’est cher.

— En vérité, en eût-il demandé dix, répliqua l’autre, il eût bien fallu en passer par là. Ces maudits Pisans ont pris toutes les places. D’ailleurs, pense donc, Antonio, que la maison du jardinier n’est qu’à vingt pas du pavillon ; assis sur le toit, nous pourrons entendre et voir à merveille : la porte du petit canal souterrain sera ouverte et nous arriverons sans difficulté.

— Bah ! ajouta le troisième, pour entendre ça, nous pouvons bien jeûner un peu pendant quelques semaines. Vous savez l’effet qu’a produit hier la répétition. La cour seule y avait été admise ; le grand-duc et sa suite n’ont cessé d’applaudir ; les exécutants ont porté della Viola en triomphe, et enfin, dans son extase, la comtesse de Vallombrosa l’a embrassé : ce sera miraculeux.

— Mais voyez donc comme les rues sont dépeuplées ; toute la ville est déjà réunie au palais Pitti. C’est le moment. Courons ! courons !

Cellini apprit seulement alors qu’il s’agissait de la grande fête musicale, dont le jour et l’heure étaient arrivés. Cette circonstance ne s’accordait guère avec le choix qu’avait fait Alfonso de cette soirée pour son rendez-vous. Comment en un pareil moment, le maestro pourrait-il abandonner son orches-