Page:Berlioz - Les Soirées de l’orchestre, 1854.djvu/415

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vous serez bien heureux de ne pas en ressentir le contre-coup. Z…, ce grand insulteur de l’art et des artistes, désespéré d’avoir, par un coup de bourse, perdu les trois quarts de l’énorme fortune qu’il avait amassée, vous savez comment, n’a pu résister à une tentation de suicide. Il a fait son testament, légué, dit-on, ce qui lui restait à la directrice d’une maison d’éducation pour les filles jeunes, et, ce pieux devoir rempli, s’est acheminé vers la place Vendôme, où il s’est fait ouvrir la porte de la colonne. Parvenu sur la galerie qui couronne le sommet du monument, il a quitté son chapeau, sa cravate, ses gants, je tiens ces affreux détails du gardien de la colonne, il a jeté un regard calme sur l’abîme ouvert autour de lui, puis s’éloignant de quelques pas de la balustrade, comme pour mieux prendre son élan, il a brusquement renoncé à son projet.

Henri Heine, que je viens de voir, m’a récité en prose française un petit poëme élégiaque allemand qu’il a composé sur cette catastrophe. C’est à mourir de rire.

Pauvre Heine ! cloué sur son lit depuis six ans par une incurable paralysie ; presque aveugle ; il garde néanmoins sa terrible gaîté. Il ne consent pas encore à mourir, dit-il. Il faut que le bon Dieu attende. Il veut voir auparavant comment tout ceci finira. Il fait des mots, sur ses ennemis, sur ses amis, sur lui-même. Avant-hier, en m’entendant annoncer, il s’est écrié de son lit, avec sa faible voix qui semble sortir d’une tombe : « Eh ! mon cher ! quoi, c’est vous ! entrez. Vous ne m’avez donc pas abandonné ?… toujours original ! »

Si votre second acte n’est pas terminé, j’en suis fâché, Corsino, mais je n’ai plus rien à vous conter pour le moment. Ainsi résignez-vous, prenez votre violon et jouez le final comme s’il était bon. Vous n’en mourrez pas. D’ailleurs, j’ai besoin de relire encore votre lettre ; je veux y répondre de façon à ne pas être obligé de vous quitter avant la fin du