Page:Berlioz - Les Soirées de l’orchestre, 1854.djvu/58

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du Nord. Certes, si jamais deux entraîneurs entraînants se sont donné la main pour dompter le public, ce sont ces deux incomparables virtuoses. Eh bien donc ! Rubini et Liszt (comprenez bien, Liszt et Rubini) arrivent dans une de ces Athènes modernes et y annoncent leur premier concert. Rien n’est négligé, ni les réclames mirobolantes, ni les affiches colossales, ni le programme piquant et varié, rien ; et rien n’y fait. L’heure du concert venue, nos deux lions entrent dans la salle… Il n’y avait pas cinquante personnes ! Rubini, indigné, refusait de chanter, la colère lui serrait la gorge. « Au contraire, lui dit Liszt, tu dois chanter de ton mieux ; ce public atome est évidemment l’élite des amateurs de ce pays-ci, et il faut le traiter en conséquence. Faisons-nous honneur ! » Il lui donne l’exemple, et joue magnifiquement le premier morceau. Rubini chante alors le second de sa voix mixte la plus dédaigneuse. Liszt revient, exécute le troisième, et aussitôt après, s’avançant sur le bord du théâtre et saluant gracieusement l’assemblée : « Messieurs, dit-il, et Madame (il n’y en avait qu’une), je pense que vous avez assez de musique ; oserai-je maintenant vous prier, de vouloir bien venir souper avec nous ? » Il y eut un moment d’indécision parmi les cinquante conviés, mais comme, à tout prendre, cette proposition ainsi faite était engageante, ils n’eurent garde de la refuser. Le souper coûta à Liszt 1,200 fr.. Les deux virtuoses ne renouvelèrent pas l’expérience. Ils eurent tort. Nul doute qu’au second concert la foule n’eût accouru… dans l’espoir du souper.

Entraînage magistral, et à la portée du moindre millionnaire !

Un jour je rencontre un de nos premiers pianistes-compositeurs qui revenait, désappointé, d’un port de mer où il avait compté se faire entendre. « Je n’ai pu entrevoir la possibilité d’y donner un concert, me dit-il très-sérieusement, les harengs venaient d’arriver, et la ville entière ne songeait qu’à ce précieux comestible ! » Le moyen de lutter contre un banc de harengs !

Vous voyez, mon cher, que l’entraînage n’est pas chose