Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/152

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les jours gras. Et, certes, il y a, à mon avis, dans ce vaincu, mille fois plus de l’homme que dans toute cette racaille de vainqueurs, à laquelle le chef temporel et spirituel de l’église (abhorrens a sanguine), le représentant de Dieu sur la terre, est obligé de donner de temps en temps le spectacle d’une tête coupée[1].

Il est vrai que, bientôt après, ce peuple sensible et intelligent va, pour ainsi dire, faire ses ablutions à la place Navone et y laver les taches que le sang a pu laisser sur ses habits. Cette place est alors inondée complètement ; au lieu d’un marché aux légumes, c’est un véritable étang d’eau sale et puante, à la surface duquel surnagent, au lieu de fleurs, des tronçons de choux, des feuilles de laitue, des écorces de pastèques, des brins de paille et des coquilles d’amandes. Sur une estrade élevée, au bord de ce lac enchanté, quinze musiciens, dont deux grosses caisses, une caisse roulante, un tambour, un triangle, un pavillon chinois, et deux paires de cymbales, flanqués pour la forme de quelques cors ou clarinettes, exécutent des mélodies d’un style aussi pur que le flot qui baigne les pieds de leurs tréteaux ; pendant que les plus brillants équipages circulent lentement dans cette mare, aux acclamations ironiques du peuple roi, dont la grandeur n’est pas la cause qui l’attache au rivage.

— Mirate ! Mirate ! voilà l’ambassadeur d’Autriche !

— Non, c’est l’envoyé d’Angleterre !

— Voyez ses armes, une espèce d’aigle !

— Du tout, je distingue un autre animal, et d’ailleurs, la fameuse inscription : Dieu et mon Droit.

— Ah ! ah ! c’est le consul d’Espagne avec son fidèle Sancho. Rossinante n’a pas l’air fort enchanté de cette promenade aquatique.

— Quoi ! lui aussi ? le représentant de la France ?

  1. Les Parisiens, sous ce rapport, sont encore bien dignes des Romains de 1831. M. Léon Halévy, frère du célèbre compositeur, vient d’adresser au journal des Débats une lettre pleine de bon sens et de bons sentiments, dans laquelle il demande la suppression de l’ignoble fête célébrée au carnaval autour du Bœuf gras que l’on promène par les rues pendant trois jours, pour l’amener enfin exténué à l’abattoir, où on l’égorge en grande pompe.

    Cette éloquente protestation m’a vivement ému, et je n’ai pu m’empêcher d’écrire à l’auteur le billet suivant :

    Monsieur,

    Permettez-moi de vous serrer la main pour votre admirable lettre sur le Bœuf gras, publiée ce matin par le journal des Débats. Non, vous n’êtes pas ridicule, gardez-vous de le croire ; et en tout cas, mieux vaut mille fois paraître ainsi ridicule aux yeux des esprits superficiels, que grossier et barbare aux yeux des gens de cœur, en restant indifférent devant des spectacles tels que celui si justement stigmatisé par vous, et qui font de l’homme soi-disant civilisé le plus lâche et le plus atroce des animaux malfaisants.

    Recevez l’assurance de mes sentiments distingués et de ma sympathie.
    7 mars 1865.