Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/153

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— Pourquoi pas ? ce vieillard qui le suit, couvert de la pourpre cardinale est bien l’oncle maternel de Napoléon.

— Et ce petit homme, au ventre arrondi, au sourire malicieux, qui veut avoir l’air grave ?

C’est un homme d’esprit[1] qui écrit sur les arts d’imagination, c’est le consul de Civita-Vecchia, qui s’est cru obligé par la fashion de quitter son poste sur la Méditerranée, pour venir se balancer en calèche autour de l’égout de la place de Navone ; il médite en ce moment quelque nouveau chapitre pour son roman de Rouge et noir.

— Mirate ! Mirate ! voilà notre fameuse Vittoria, cette Fornarina au petit-pied (pas tant petit) qui vient poser aujourd’hui en costume d’Éminente, pour se délasser de ses travaux de la semaine dans les ateliers de l’Académie. La voilà sur son char, comme Vénus sortant de l’onde. Gare ! les tritons de la place Navone, qui la connaissent tous, vont emboucher leurs conques et souffler à son passage une marche triomphale. Sauve qui peut !

— Quelles clameurs ! qu’arrive-t-il donc ? une voiture bourgeoise a été renversée ! oui, je reconnais notre grosse marchande de tabac de la rue Condotti. Bravo ! elle aborde à la nage, comme Agrippine dans la baie de Pouzzoles, et, pendant qu’elle donne le fouet à son petit garçon pour le consoler du bain qu’il vient de prendre, les chevaux, qui ne sont pas des chevaux marins, se débattent contre l’eau bourbeuse. Eh ! vive la joie ! en voilà un de noyé ! Agrippine s’arrache les cheveux ! l’hilarité de l’assistance redouble ! les polissons lui jettent des écorces d’orange, etc., etc. Bon peuple, que tes ébats sont touchants ! que tes délassements sont aimables ! que de poésie dans tes jeux ! que de dignité, que de grâce dans ta joie ! oh ! oui, les grands critiques ont raison, l’art est fait pour tout le monde. Si Raphaël a peint ses divines madones, c’est qu’il connaissait bien l’amour exalté de la masse pour le beau, chaste et pur idéal ; si Michel-Ange a tiré des entrailles du marbre son immortel Moïse, si ses puissantes mains ont élevé un temple sublime, c’était pour répondre sans doute à ce besoin de grandes émotions qui tourmente les âmes de la multitude ; c’était pour donner un aliment à la flamme poétique qui les dévore que Tasso et Dante ont chanté. Oui, anathème sur toutes les œuvres que la foule n’admire pas ! car si elle les dédaigne, c’est qu’elles n’ont aucune valeur ; si elle les méprise, c’est qu’elles sont méprisables, si elle les condamne formellement par ses sifflets, condamnez aussi l’auteur, car il a manqué de respect au public, il a outragé sa grande intelligence, froissé sa profonde sensibilité ; qu’on le mène aux carrières !

  1. M. Beyle, qui a écrit une Vie de Rossini sous le pseudonyme de Stendahl et les plus irritantes stupidités sur la musique, dont il croyait avoir le sentiment.