Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/228

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de Térésa et d’Ascanio qu’elles apprirent avec beaucoup de bonne grâce et tous leurs soins. Madame Stoltz fut même si remarquée dans son rondo du second acte : Mais qu’ai-je donc ? qu’on peut considérer ce rôle comme son point de départ vers la position exorbitante qu’elle acquit ensuite à l’Opéra et du haut de laquelle on l’a si brusquement précipitée.

Il y a quatorze ans[1] que j’ai été ainsi traîné sur la claie à l’Opéra ; je viens de relire avec soin et la plus froide impartialité ma pauvre partition, et je ne puis m’empêcher d’y rencontrer une variété d’idées, une verve impétueuse, et un éclat de coloris musical que je ne retrouverai peut-être jamais et qui méritaient un meilleur sort.

J’avais mis assez longtemps à écrire la musique de Benvenuto, et, sans un ami qui me vint en aide, n’eussé-je pas pu la terminer pour l’époque désignée. Il faut être libre de tout autre travail pour écrire un opéra, c’est-à-dire il faut avoir son existence assurée pendant plus ou moins longtemps. Or, j’étais fort loin d’être alors dans ce cas-là ; je ne vivais qu’au jour le jour des articles que j’écrivais dans plusieurs journaux et dont la rédaction m’occupait exclusivement. J’essayai bien de consacrer deux mois à ma partition dans le premier accès de la fièvre qu’elle me donna ; l’impitoyable nécessité vint bientôt m’arracher de la main la plume du compositeur pour y mettre de vive force celle du critique. Ce fut un crève-cœur indescriptible. Mais il n’y avait pas à hésiter, j’avais une femme et un fils, pouvais-je les laisser manquer du nécessaire ? Dans le profond abattement où j’étais plongé, tiraillé d’un côté par le besoin et de l’autre par les idées musicales que j’étais obligé de repousser, je n’avais même plus le courage de remplir comme à l’ordinaire ma tâche détestée d’écrivailleur.

J’étais plongé dans les plus sombres préoccupations quand Ernest Legouvé vint me voir. «Où en est votre opéra, me demanda-t-il ? — Je n’ai pas encore fini le premier acte. Je ne puis trouver le temps d’y travailler. — Mais si vous aviez ce temps... — Parbleu, alors j’écrirais du matin au soir — Que vous faudrait-il pour être libre ? — Deux mille francs que je n’ai pas. — Et si quelqu’un... Si on vous les... Voyons, aidez-moi donc. — Quoi ? Que voulez-vous dire ?... — Eh bien, si un de vos amis vous les prêtait... — À quel ami pourrais-je demander une pareille somme ? — Vous ne la demanderez pas, c’est moi qui vous l’offre !...» Je laisse à penser ma joie. Legouvé me prêta en effet, le lendemain, les deux mille francs, grâce auxquels je pus terminer Benvenuto. Excellent cœur ! Digne et charmant homme ! écrivain distingué, artiste lui-même, il

  1. Il ne faut pas oublier que ceci fut écrit en 1850. Depuis lors l’opéra de Benvenuto Cellini, un peu modifié dans le poëme, a été mis en scène avec succès à Weimar, où il est souvent représenté sous la direction de Liszt. La partition de piano et chant a en outre été publiée avec texte allemand et français chez Mayer, à Brunswick, en 1858.

    Elle a même été publiée à Paris, chez Choudens, en 1865.