Aussi Schilling, en sa qualité de conseiller du prince de Hohenzollern-Hechingen, n’a pas manqué d’écrire à Son Altesse et de lui proposer, pour la divertir, le curieux sauvage, plus convenable dans la Forêt-Noire que dans une ville civilisée. Et le sauvage, curieux de tout connaître, au reçu d’une invitation rédigée en termes aussi obligeants que choisis par M. le baron de Billing, autre conseiller intime du prince, s’est acheminé, à travers la neige et les grands bois de sapins, vers la petite ville d’Hechingen, sans trop s’inquiéter de ce qu’il pourrait y faire. Cette excursion dans la Forêt-Noire m’a laissé un confus mélange de souvenirs joyeux, tristes, doux et pénibles, que je ne saurais évoquer sans un serrement de cœur presque inexplicable. Le froid, le double deuil noir et blanc étendu sur les montagnes, le vent qui mugissait sous les pins frissonnants, le travail secret du ronge-cœur si actif dans la solitude, un triste épisode d’un douloureux roman lu pendant le voyage... Puis l’arrivée à Hechingen, les gais visages, l’amabilité du prince, les fêtes du premier jour de l’an, le bal, le concert, les rires fous, les projets de se revoir à Paris, et... les adieux... et le départ... Oh ! je souffre !... Quel diable m’a poussé à vous faire ce récit, qui ne présente pourtant, comme vous l’allez voir, aucun incident émouvant ni romanesque... Mais je suis ainsi fait, que je souffre parfois, sans motif apparent, comme, pendant certains états électriques de l’atmosphère, les feuilles des arbres remuent sans qu’il fasse du vent.
.....Heureusement, mon cher Girard, vous me connaissez de longue date, et vous ne trouverez pas trop ridicule cette exposition sans péripétie, cette introduction sans allegro, ce sujet sans fugue ! Ah ! ma foi ! un sujet sans fugue, avouez-le, c’est une rare bonne fortune. Et nous avons lu tous les deux plus de mille fugues qui n’ont pas de sujet, sans compter celles qui n’ont que de mauvais sujets. Allons ! voilà ma mélancolie qui s’envole, grâce à l’intervention de la fugue (vieille radoteuse qui si souvent a fait venir l’ennui), je reprends ma bonne humeur, et... je vous raconte Hechingen.
Quand je disais tout à l’heure que c’est une petite ville, j’exagérais géographiquement son importance. Hechingen n’est qu’un grand village, tout au plus un bourg, bâti sur une côte assez escarpée, à peu près comme la portion de Montmartre qui couronne la butte, ou mieux encore comme le village de Subiaco dans les États romains. Au-dessus du bourg, et placée de manière à la dominer entièrement, est la villa Eugenia, occupée par le prince. À droite de ce petit palais, une vallée profonde, et, un peu plus loin, un pic âpre et nu surmonté du vieux castel de Hohenzollern, qui n’est plus aujourd’hui qu’un rendez-vous de chasse, après avoir été longtemps la féodale demeure des ancêtres du prince.
Le souverain actuel de ce romantique paysage est un jeune homme spirituel, vif et bon, qui semble n’avoir au monde que deux préoccupations constantes :