Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/32

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heures de nos études. Ce qui ne l’empêchait pas, grâce au travail obstiné auquel il se livrait chez lui en particulier, de savoir toujours beaucoup mieux que moi ses démonstrations. De là, bien de sévères remontrances et même de terribles colères paternelles.

Néanmoins, moitié de gré, moitié de force, je finis par apprendre tant bien que mal de l’anatomie tout ce que mon père pouvait m’en enseigner, avec le secours des préparations sèches (des squelettes) seulement ; et j’avais dix-neuf ans quand, encouragé par mon condisciple, je dus me décider à aborder les grandes études médicales et à partir avec lui, dans cette intention, pour Paris.

Ici, je m’arrête un instant avant d’entreprendre le récit de ma vie parisienne et des luttes acharnées que j’y engageai presque en arrivant et que je n’ai jamais cessé d’y soutenir contre les idées, les hommes et les choses. Le lecteur me permettra de prendre haleine.

D’ailleurs, c’est aujourd’hui (10 avril) que la manifestation des deux cent mille chartistes anglais doit avoir lieu. Dans quelques heures peut-être, l’Angleterre sera bouleversée comme le reste de l’Europe, et cet asile même ne me restera plus. Je vais voir se décider la question.

(8 heures du soir). Allons, les chartistes sont de bonnes pâtes de révolutionnaires. Tout s’est bien passé. Les canons, ces puissants orateurs, ces grands logiciens dont les arguments irrésistibles pénètrent si profondément dans les masses, étaient à la tribune. Ils n’ont pas même été obligés de prendre la parole, leur aspect a suffi pour porter dans toutes les âmes la conviction de l’inopportunité d’une révolution, et les chartistes se sont dispersés dans le plus grand ordre.

Braves gens ! vous vous entendez à faire des émeutes comme les Italiens à écrire des symphonies. Il en est de même des Irlandais très-probablement, et O’Connell avait bien raison de leur dire toujours : Agitez ! agitez ! mais ne bougez pas !

(12 juillet). Il m’a été impossible pendant les trois mois qui viennent de s’écouler de poursuivre le travail de ces mémoires. Je repars maintenant pour le malheureux pays qu’on appelle encore la France, et qui est le mien après tout. Je vais voir de quelle façon un artiste peut y vivre, ou combien de temps il lui faut pour y mourir, au milieu des ruines sous lesquelles la fleur de l’art est écrasée et ensevelie. Farewell England !...

(France, 16 juillet 1848). Me voilà de retour ! Paris achève d’enterrer ses morts. Les pavés des barricades ont repris leur place, d’où ils ressortiront peut-être demain. À peine arrivé, je cours au faubourg Saint-Antoine : quel spectacle ! quels hideux débris ! Le Génie de la Liberté qui plane au sommet de la colonne