Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/380

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veille si j’échappais au Danube et à la boue ; je pris un bain, je bus deux verres de tokai et je dormis vingt heures, non sans rêver de noyades et de lacs de boue. Après quoi il fallut bien s’occuper des préparatifs de mon premier concert, faire un arrangement avec les directeurs, chercher des violons, voir le maître de chapelle, les chanteurs, etc., etc. Grâce à la bienveillante influence de M. le comte Radaï, surintendant du Théâtre-National, dans lequel on m’avait engagé à donner mes concerts de préférence au Théâtre-Allemand, les principales difficultés furent bientôt levées. J’eus seulement un instant d’inquiétude, pour la composition de mon orchestre ; car celui du Théâtre-National est si peu nombreux qu’il n’y avait pas moyen de songer à monter mes symphonies avec sa petite bande de violons seulement. D’un autre côté il était impossible de recourir aux artistes du Théâtre-Allemand, à cause d’un règlement qui vous donnera une idée de la touchante affection des Hongrois pour tout ce qui leur vient d’Allemagne. Il est défendu d’admettre dans le Théâtre-National aucun artiste du Théâtre-Allemand, chanteur, choriste ou instrumentiste, quel que soit le besoin que l’on puisse avoir de son concours. Bien plus, il est permis de chanter au théâtre hongrois dans toutes les langues anciennes et modernes, à la seule exception de la langue allemande, dont l’usage est formellement interdit. Cette exclusion étrange et hardie, dans un pays soumis à l’empire d’Autriche, tient à une imitation du système continental de Napoléon, pratiquée à l’égard de l’Allemagne en général et de l’Autriche en particulier par la nation hongroise. Ainsi les produits de l’industrie allemande sont généralement repoussés, et dans toutes les classes de la population on considère comme un devoir de n’employer que des objets confectionnés en Hongrie par des Hongrois. De là, sur la plupart des magasins de Pesth, derrière les vitraux mêmes des marchandes de modes, l’inscription en gros caractères du mot hony qui m’avait si fort intrigué le premier jour, et qui signifie national.

Un éditeur de musique de Vienne, Henri Müller (le plus serviable des hommes, qui m’a comblé de marques de dévouement pendant mon séjour en Autriche), m’avait fort heureusement donné une lettre pour un de ses confrères de Pesth, M. Treichlinger, l’un des grands violonistes qu’a produits l’ancienne école d’Allemagne. M. Treichlinger me mit en rapport avec les principaux membres de la Société philharmonique de Pesth et m’obtint promptement un renfort d’une douzaine d’excellents violons à la tête desquels il me pria de le compter lui-même. Ils s’acquittèrent tous à merveille de la tâche qu’ils avaient si gracieusement acceptée et l’exécution de mon programme fut une des meilleures qu’on eût, je crois, entendues à Pesth depuis longtemps. Au nombre des morceaux qui le composaient se trouvait la marche qui sert maintenant de finale à la première partie de ma légende de Faust. Je l’avais écrite dans la nuit qui