Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/462

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Je n’ai plus rien à dire maintenant des deux grands amours, qui ont exercé une influence si puissante et si longue sur mon cœur et sur ma pensée. L’un est un souvenir d’enfance. Il vint à moi radieux de tous les sourires, paré de tous les prestiges, armé de toutes les séductions d’un paysage incomparable dont l’aspect seul avait déjà suffi à m’émouvoir. Estelle fut vraiment alors l’hamadryade de ma vallée de Tempe, et j’éprouvai pour la première fois, et à la fois, à l’âge de douze ans, le sentiment du grand amour et celui de la grande nature.

L’autre amour m’apparut avec Shakespeare, à mon âge viril dans le buisson ardent d’un Sinaï, au milieu des nuées, des tonnerres et des éclairs d’une poésie pour moi nouvelle. Il me terrassa, je tombai prosterné, et mon cœur et tout mon être furent envahis par une passion cruelle, acharnée, où se confondaient, en se renforçant l’un par l’autre, l’amour pour la grande artiste et l’amour du grand art.

On conçoit la puissance d’une pareille antithèse, si toutefois il y a antithèse là-dedans. Aussi n’avais-je pas fait à Henriette un mystère de mon idylle de Meylan, ni de la vivacité des souvenirs que j’en conservais. Qui de nous n’a pas eu une première idylle telle quelle ? Malgré sa jalousie, elle était trop intelligente pour en être blessée. Elle m’a seulement quelquefois à ce sujet adressé de douces railleries.

Les gens qui ne comprennent pas cela, me comprendront bien moins encore, si j’avoue une autre singularité de ma nature : J’éprouve un vague sentiment de poétique amour en respirant une belle rose, et j’en ai ressenti pendant longtemps un semblable à l’aspect d’une belle harpe. En voyant cet instrument, il fallait alors me contenir pour ne pas m’agenouiller et l’embrasser !

Estelle fut la rose qui a fleuri dans l’isolement[1], Henriette fut la harpe mêlée à tous mes concerts, à mes joies, à mes tristesses, et dont, hélas, j’ai brisé bien des cordes !

Maintenant, me voilà, sinon au terme de ma carrière, au moins sur la pente de plus en plus rapide qui y conduit ; fatigué, brûlé, mais toujours brûlant, et rempli d’une énergie qui se révolte parfois avec une violence dont je suis presque épouvanté. Je commence à savoir le français, à écrire passablement une page de partition et une page de vers ou de prose, je sais diriger et animer un orchestre, j’adore et je respecte l’art dans toutes ses formes... Mais j’appartiens à une nation, qui, aujourd’hui, ne s’intéresse plus à aucune des nobles

  1. Tis the last rose of summer left blooming alone. (Thomas Moore.)