Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/461

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une passion nouvelle et toute une révolution. Elle a donné le signal à madame Dorval, à Frédérick-Lemaître, à madame Malibran, à Victor Hugo, à Berlioz ! Elle s’appelait Juliette, elle s’appelait Ophélie. Elle inspirait Eugène Delacroix lui-même lorsqu’il dessinait cette douce image d’Ophélie. Elle tombe ; sa main qui cède tient encore à la branche ; de l’autre main, elle porte sur son beau sein sa douce et dernière couronne ; l’extrémité de sa robe est déjà voisine de l’eau qui monte ; le paysage est triste et lugubre ; on voit accourir tout au loin le flot qui va l’engloutir ; ses vêtements appesantis ont entraîné la pauvre malheureuse et ses douces chansons dans la vase et dans la mort !

»Elle s’appelait enfin, cette admirable et touchante miss Smithson, d’un nom que madame Malibran a porté ; elle s’appelait Desdémone, et le More lui disait, en l’embrassant : «Ô ma belle guerrière !» Oh my fair warrior ! Je la vois encore, à cette distance, aussi blanche, aussi pâle que la Vénitienne d’Angelo, tyran de Padoue ! Elle est seule à écouter la pluie et le vent qui gronde au dehors, cette belle fille, maudite et charmante, que le poëte Shakespeare entourait de ses amours et de ses respects. Elle est seule, elle a peur ; elle sent au fond de son âme troublée un indicible malaise ; ses bras sont nus, et l’on peut entrevoir enfin un petit bout de sa blanche épaule ! Ah ! sainte nudité de la femme qui va mourir ! Elle était merveilleuse ainsi, miss Smithson, et plus semblable à un fantôme de là-haut qu’à une femme d’ici-bas ! — et maintenant la voilà morte, il y a huit jours, rêvant encore à cette gloire qui vient si vite et qui s’en va si vite ! ô visions ! ô regrets ! ô douleurs !... On chantait autrefois, dans ma jeunesse, un chœur à la louange de Juliette Capulet ! Cette marche funèbre était d’un effet désolant au milieu de ce cri qui revenait sans cesse : Jetez des fleurs ! jetez des fleurs[1] ! On descendait ainsi sous la voûte sombre où dormait Juliette, et la sombre mélodie accomplissait son œuvre en racontant l’épouvante de ces voûtes mortuaires. «Jetez des fleurs ! jetez des fleurs !» Juliette est morte, disait le chant funèbre, à la façon d’un cantique du vieux père Eschyle ; Juliette est morte (jetez des fleurs !), la mort pèse sur elle comme la gelée sur le gazon en avril (jetez des fleurs !). Ainsi les instruments de la danse servent de cloches funèbres ; le dîner de l’hymen est un repas des morts ; les fleurs de la noce couvrent une sépulture !». . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Liszt m’écrivit bientôt après de Weimar une lettre cordiale comme il sait les écrire : «Elle t’inspira, me disait-il, tu l’as aimée, tu l’as chantée, sa tâche était accomplie.»

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  1. Allusion de J. Janin au chœur du convoi funèbre dans ma symphonie de Roméo et Juliette, où ces mots sont en effet constamment psalmodiés.