Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/517

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trois gouttes de laudanum et je m’endors tant bien que mal. Si je suis moins malade et s’il me faut seulement la société de quelques amis, je vais dans une famille de mon voisinage, celle de M. Damcke, compositeur allemand d’un rare mérite, professeur savant, dont la femme est d’une bonté d’ange ; deux cœurs d’or. Selon l’humeur où l’on me voit, on fait de la musique, on cause ; ou bien on roule auprès du feu un grand canapé où je reste étendu toute la soirée sans parler, ruminant mes pensées amères... Voilà tout, madame. Je n’écris plus, je crois vous l’avoir dit, je ne compose plus. Le monde musical de Paris et de bien d’autres lieux, la façon dont les arts sont cultivés, dont les artistes sont protégés, dont les chefs-d’œuvre sont honorés, me donnent des nausées ou des accès de fureur. Cela semblerait prouver que je ne suis pas mort encore...

»J’espère avoir après-demain, l’honneur d’accompagner au Théâtre-Italien, madame Charles F****** (si charmante... malgré ses coups de couteau) et une dame russe de ses amies. Il s’agit d’assister, jusqu’au bout si l’on peut, à la deuxième représentation du Poliuto de Donizetti. Madame Charton (Paolina) me donnera une loge.

»Adieu, madame, puissiez-vous n’avoir que de douces pensées, le repos de l’âme, et goûter le bonheur que devrait vous donner la certitude d’être aimée de vos fils et de vos amis. Mais songez quelquefois aussi aux pauvres enfants qui ne sont pas raisonnables.

»Votre dévoué,

»hector berlioz.»

P.-S. — «Vous avez été bien généreuse d’engager les nouveaux mariés à me venir voir. J’ai été frappé de la ressemblance de M. Charles F****** avec mademoiselle Estelle, et je me suis oublié jusqu’à le lui dire, quoiqu’il soit peu convenable d’adresser à un homme de pareils compliments.»

Quelque temps après avoir reçu cette lettre, elle m’en écrivait une où se trouvaient ces mots : «Croyez que je ne suis pas sans pitié pour les enfants qui ne sont pas raisonnables. J’ai toujours trouvé que, pour leur rendre le calme et la raison, ce qu’il y avait de mieux, était de les distraire, de leur donner des images. Je prends la liberté de vous en envoyer une, qui vous rappellera la réalité du moment et détruira les illusions du passé.»

Elle m’envoyait son portrait !... Excellente, adorable femme !

Je m’arrête ici. Je crois maintenant pouvoir vivre plus tranquille. Je lui écrirai quelquefois ; elle me répondra ; j’irai la voir ; je sais où elle est ; on ne me laissera jamais ignorer les changements qui pourraient survenir dans son existence,