Page:Berlioz - Traité d’instrumentation et d’orchestration.djvu/317

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Lorsque je me suis servi pour la première fois à Bruxelles du précieux instrument que j’essaie de décrire, son emploi présentait un inconvénient. Chaque fois que la touche de cuivre de mon pupitre subissait la pression de l’index de ma main gauche, elle venait frapper au dessous une autre plaque de cuivre ; malgré la délicatesse de ce contact, il en résultait un petit bruit sec qui, pendant les silences de l’orchestre, finissait par attirer l’attention des auditeurs au détriment de l’effet musical. Je fis remarquer ce défaut à M. Verbrugghe qui remplaça la plaque de cuivre inférieure par le godet plein de mercure dont j’ai parlé plus haut, et dans lequel la protubérance supérieure s’introduit pour établir le courant électrique, sans produire le moindre bruit.

Il ne reste plus maintenant, inhérente à l’emploi de ce mécanisme, que la crépitation de l’étincelle au moment où elle se dégage ; crépitation trop faible pour être entendue du public.

Ce métronome est peu dispendieux à établir ; il coûte quatre cents francs au plus. Les grands théâtres lyriques, les Églises et les salles de concert devraient en être pourvus depuis longtemps. À l’exception du théâtre de Bruxelles, on n’en trouve nulle part cependant. Cela paraîtrait incroyable, si l’on ne savait l’incurie de la plupart des directeurs d’institutions où la musique est exploitée, leur aversion instinctive pour ce qui peut déranger de vieilles allures routinières, leur indifférence pour les intérêts de l’art, leur parcimonie dès qu’il s’agit d’une dépense musicale, et l’ignorance complète des principes de notre art chez presque tous les hommes chargés d’en régler la destinée.

Je n’ai pas tout dit encore sur ces dangereux auxiliaires qu’on nomme directeurs de chœurs. Il y en a très peu d’assez réellement aptes à conduire une exécution musicale pour que le chef d’orchestre puisse compter sur eux. Il ne saurait donc les surveiller d’assez près, quand il est obligé de subir leur collaboration. Les plus redoutables sont ceux que l’âge a dépourvus d’agilité et d’énergie. Le maintien de tout mouvement un peu vif leur est impossible. Quelque soit le degré de rapidité imprimé au début d’un morceau dont la direction leur est confiée, peu à peu ils en ralentissent l’allure, jusqu’à ce que le rhythme soit réduit à une certaine lenteur moyenne qui semble être en harmonie avec le mouvement de leur sang et l’affaiblissement général de leur organisme. Il est vrai d’ajouter que les vieillards ne sont pas les seuls qui fassent courir ce danger aux compositeurs. Il y a des hommes dans la force de l’âge, d’un tempérament lymphatique, dont le sang paraît circuler Moderato. S’il leur arrive de diriger un Allegro assaï ils le ralentiront graduellement jusqu’au Moderato ; si au contraire c’est un Largo ou un Andante sostenuto, pour peu que le morceau se prolonge, ils arriveront par une animation progressive longtemps avant la fin au mouvement Moderato. Le Moderato est leur mouvement naturel, et ils y reviennent aussi infailliblement que reviendrait au sien un pendule dont on aurait un instant pressé ou ralenti les oscillations.

Ces gens là sont les ennemis nés de toute musique caractérisée et les plus grands aplatisseurs de style. Que le chef d’orchestre se préserve à tout prix de leurs concours !

Un jour, dans une grande ville que je ne veux pas nommer, il s’agissait d’exécuter derrière la scène un chœur très simple écrit à dans le mouvement allegretto. L’intervention du maître de chant devint nécessaire ; c’était un vieillard… Le mouvement de ce chœur étant d’abord déterminé par l’orchestre notre Nestor le suivait tant bien que mal pendant les premières mesures ; mais bientôt après le ralentissement devenait tel qu’il n’y avait plus moyen de continuer sans rendre le morceau complètement ridicule. On recommença deux fois, trois fois, quatre fois ; on employa une grande demi-heure en efforts de plus en plus irritants, et toujours avec le même résultat. La conservation du mouvement allegretto était absolument impossible à ce brave homme. Enfin le chef d’orchestre impatienté vint le prier de ne pas conduire du tout ; il avait trouvé un expédient : il fit simuler aux choristes un mouvement de marche, en élevant tour à tour chaque pied sans changer de place. Ce mouvement étant en rapports exacts avec le rhythme binaire de la mesure à dans un allegretto, les choristes, qui n’étaient plus empêchés par leur directeur, exécutèrent aussitôt le morceau, comme s’ils eussent chanté en marchant, avec autant d’ensemble que de régularité, et sans ralentir.

Je reconnais pourtant que plusieurs directeurs des chœurs ou sous-chefs d’orchestre sont quelquefois d’une véritable utilité et même indispensables pour maintenir l’ensemble des grandes masses d’exécutants. Lorsque ces masses sont forcément disposées de manière à ce qu’une partie des musiciens ou des choristes tourne le dos au chef. Celui-ci a besoin alors d’un certain nombre de sous-batteurs de mesure placés devant ceux des exécutants qui ne voient pas le premier chef, et chargés de reproduire tous ses mouvements. Pour que cette reproduction soit précise, les sous-chefs devront se garder de quitter un seul instant des yeux le bâton du conducteur principal. Si, pour regarder leur partition, ils cessent pendant la durée de trois mesures seulement de le voir, aussitôt une discordance se déclare entre leur mesure et la sienne, et tout est perdu.

Dans un festival où douze cents exécutants se trouvaient réunis sous ma direction à Paris, je dus employer cinq directeurs du chœur placés tout autour de la masse vocale, et deux sous-chefs d’orchestre dont l’un dirigeait les instruments à vent et l’autre les instruments à percussion. Je leur avais bien recommandé de me regarder sans cesse ; ils ne l’oublièrent pas ; et nos huit bâtons, s’élevant et s’abaissant sans la plus légère différence de rhythme établirent parmi nos douze cents musiciens l’ensemble le plus parfait dont on ait jamais eu d’exemple. Avec un ou plusieurs métronomes électriques maintenant, il ne semble plus nécessaire de recourir à ce moyen. On peut en effet diriger sans peine de la sorte des choristes qui tournent le dos au chef d’orchestre. Des sous-chefs attentifs et intelligents seront pourtant toujours en ce cas préférables à une machine.