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LA VILLE AUX ILLUSIONS

avec ses camarades du quartier latin, il trouva des prétextes pour supprimer les apéritifs, les digestifs, les pousse-café et les rincettes que le chauffeur prodiguait.

— T’es pas un homme ! avait conclu Muchet avec un gros rire. Un homme, ça boit sec et ça n’a pas peur d’un vermouth-cassis. T’es une demoiselle, quoi ! D’ailleurs, y a qu’à regarder tes mains !

Le travail intellectuel avait blanchi les mains du jeune homme et cette finesse, bien qu’elle n’enlevât rien à sa robustesse, excitait les sarcasmes de son camarade.

— Allons, fillette ! disait-il narquoisement. Déchargeons vivement cette caisse de papelards, et en route !

Mais, un beau matin, Jean, qui s’était réveillé d’assez mauvaise humeur, prit mal la moquerie. Il répliqua vertement :

— Tu sais, Muchet, cesse cette histoire, autrement ça finira mal, je t’en avertis !

Les deux hommes se trouvaient dans le sous-sol de la librairie, occupés à monter des caisses de marchandises qu’ils devaient charger ensuite dans le camion.

Muchet regarda son compagnon et éclata de rire.

— De quoi ? de quoi ? Quèque t’as dit ? Répète-le un peu, pour voir ?

Jean fronça les sourcils et riposta :

— Je dis que tu feras bien de changer de manière, ou autrement, il y aura de la casse !

L’autre était, à jeun, un homme calme. Mais quand il avait deux ou trois verres dans le nez, comme c’était déjà le cas, ses sentiments devenaient belliqueux.

Il se campa devant l’ancien étudiant et lui mit sous le nez un poing énorme.

— Dis donc, demoiselle manquée, tu vas clore ton bec, ou autrement, je me charge de te le fermer, moi ! T’as compris ? Je t’appellerai comme je voudrai… eh ! gonzesse !