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Page:Bernanos - Œuvres, tome 6 - Un crime ; Monsieur Ouine, 1947.djvu/107

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les pieds posés sur la chaufferette d’où montait l’odeur familière de ses pantoufles roussies, elle commençait la lecture d’un roman du Jardin des Modes.

– Il y a de la politique là-dessous, reprit Mme Céleste, les assassins peuvent courir… D’ailleurs, savez-vous au juste ce qu’elle était, vous, notre dame de Mégère ? Si ce que l’on raconte est vrai, voilà une femme qui a fait le tour du monde, visité les sauvages, roulé sur les mers. Et riche ! Drôle d’idée, ma belle, de venir fixer ses jours au fond d’un méchant petit village de rien ! Et la nièce, donc, l’héritière ! On ne l’a jamais vue ici, sa nièce. Je veux bien qu’il y a eu des brouilles. Alors pourquoi qu’elle hérite ? Mme Louise répétait partout que le magot irait aux hospices ou même à Monseigneur, bien que la vieille ne fût guère dévote… Pensez qu’elle devait travailler pour l’évêque, la gouvernante, une ancienne religieuse ! Ces gens-là se tiennent comme les doigts de la main, tout pareil. Pas vrai, petite ?

Elle enveloppa du regard sa confidente avec une espèce de tendresse, car leur amitié, traversée de tant d’orages, se retrempe sans cesse dans la complicité des mêmes plaisirs.

– Vous savez qu’elle est descendue chez Mme Courtois, la demoiselle de Châteauroux ? dit Philomène, les yeux de plus en plus brillants, la bouche sèche. Elle n’a pas voulu coucher sous le même toit que la morte, je comprends ça. Mme Courtois prétend qu’elle a l’air bien simple, bien honnête, mais pas trop portée sur la conversation. Paraîtrait qu’elle n’ouvre pas la bouche.

– Et pour cause ! Si elle l’ouvrait, ceux qui tiennent les ficelles dans la coulisse trouveraient tout de suite le moyen de la lui fermer. Laissez faire, ma belle ! Une fois le magot en sûreté, Dieu sait où ! les journaux s’occuperont d’autre chose, le juge filera vers Grenoble, l’affaire sera classée, – comme ils disent – et vous n’entendrez plus jamais parler de la demoiselle de Châteauroux ni peut-être seulement du curé de Mégère.

– Oh ! madame Céleste, vous ne croyez tout de même pas qu’ils l’ont…

– Et pourquoi qu’ils ne l’auraient pas… D’une manière ou d’une autre, ce ne sont pas les moyens qui manquent de se défaire d’un homme sans le tuer. Celui-là savait trop de choses,