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JOURNAL

d’une voix d’Ange, de sa voix sublime, de sa prodigieuse Voix : « Tout cela est à vous, si vous prosternant, vous m’adorez… »

Telle est peut-être l’explication surnaturelle de l’extraordinaire résignation des multitudes. La Puissance est à la portée de la main du Pauvre, et le Pauvre l’ignore, ou semble l’ignorer. Il tient ses yeux baissés vers la terre, et le Séducteur attend de seconde en seconde le mot qui lui livrerait notre espèce, mais qui ne sortira jamais de la bouche auguste que Dieu lui-même a scellée.

Problème insoluble : rétablir le Pauvre dans son droit, sans l’établir dans la puissance. Et s’il arrivait, par impossible, qu’une dictature impitoyable, servie par une armée de fonctionnaires, d’experts, de statisticiens, s’appuyant eux-mêmes sur des millions de mouchards et de gendarmes, réussissait à tenir en respect, sur tous les points du monde à la fois, les intelligences carnassières, les bêtes féroces et rusées, faites pour le gain, la race d’hommes qui vit de l’homme — car sa perpétuelle convoitise de l’argent n’est sans doute que la forme hypocrite, ou peut-être inconsciente de l’horrible, de l’inavouable faim qui la dévore — le dégoût viendrait vite de l’aurea mediocritas ainsi érigée en règle universelle, et l’on verrait refleurir partout les pauvretés volontaires, ainsi qu’un nouveau printemps.

Aucune société n’aura raison du Pauvre. Les uns vivent de la sottise d’autrui, de sa