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Page:Bernanos - Journal d’un curé de campagne.djvu/155

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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

est souvent moins maître de sa langue que de ses yeux.

— S’il s’est réellement tué, croyez-vous que…

M. le curé de Torcy a sursauté, comme si ma demande l’avait tiré brusquement d’un songe. (C’est vrai que depuis cinq minutes, il parlait un peu comme en rêve.) J’ai senti qu’il m’examinait en dessous, et il a dû deviner bien des choses.

— Si un autre que toi me posait une question pareille !

Puis il a gardé longtemps le silence. La petite place était toujours aussi déserte, aussi claire, et à intervalles réguliers, dans leur ronde monotone, les grands oiseaux semblaient fondre sur nous du haut du ciel. J’attendais machinalement leur retour, ce sifflement pareil à celui d’une immense faux.

— Dieu seul est juge, fit-il de sa voix calme. Et Maxence (c’est la première fois que je l’entendais appeler ainsi son vieil ami) était un homme juste. Dieu juge les justes. Ce ne sont pas les idiots ou les simples canailles qui me donnent beaucoup de souci, tu penses ! À quoi serviraient les Saints ? Ils paient pour racheter ça, ils sont solides. Tandis que…

Ses deux mains étaient posées sur ses genoux, et ses larges épaules faisaient devant lui une grande ombre.

— Nous sommes à la guerre, que veux-tu ? Il faut regarder l’ennemi en face, — faire face, comme il disait, souviens-toi ? C’était