Aller au contenu

Page:Bernanos - Journal d’un curé de campagne.djvu/177

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
167
D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

sorte d’instabilité merveilleuse, et je restais immobile comme si le moindre geste eût dû l’effacer. Bien entendu, je n’ai pas fait la remarque sur-le-champ, elle ne m’est venue qu’après coup. Je me demande si cette espèce de vision n’était pas liée à ma prière, elle était ma prière même peut-être ? Ma prière était triste, et l’image était triste comme elle. Je pouvais à peine soutenir cette tristesse, et en même temps, je souhaitais de la partager, de l’assumer tout entière, qu’elle me pénétrât, remplît mon cœur, mon âme, mes os, mon être. Elle faisait taire en moi cette sourde rumeur de voix confuses, ennemies, que j’entendais sans cesse depuis deux semaines, elle rétablissait le silence d’autrefois, le bienheureux silence au dedans duquel Dieu va parler

— Dieu parle…

Je suis sorti du confessionnal, et elle s’était levée avant moi ; nous nous sommes trouvés de nouveau face à face, et je n’ai plus reconnu ma vision. Sa pâleur était extrême, ridicule presque. Ses mains tremblaient. « — Je n’en peux plus, a-t-elle dit d’une voix puérile. Pourquoi m’avez-vous regardée ainsi ? Laissez-moi ! » Elle avait les yeux secs, brûlants. Je ne savais que répondre. Je l’ai reconduite doucement jusqu’à la porte de l’église. — « Si vous aimiez votre père, vous ne resteriez pas dans cet horrible état de révolte Est-ce donc cela que vous appelez aimer ? » — « Je ne l’aime plus, a-t-elle répondu, je crois que je le hais, je les hais tous. » Les mots sifflaient dans sa bouche, et à la fin de chaque phrase,