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JOURNAL

elle avait comme un hoquet, un hoquet de dégoût, de fatigue, je ne sais. — « Je ne veux pas que vous me preniez pour une sotte, a-t-elle dit sur un ton de suffisance et d’orgueil. Ma mère s’imagine que je ne sais rien de la vie, comme elle dit. Il faudrait que j’eusse les yeux dans ma poche. Nos domestiques sont de vrais singes et elle les croit sans reproche — « des gens très sûrs ». Elle les a choisis, vous pensez ! On devrait mettre les filles en pension. Bref, à dix ans, avant peut-être, je n’ignorais plus grand’chose. Cela me faisait horreur, pitié, je l’acceptais quand même, comme on accepte la maladie, la mort, beaucoup d’autres nécessités répugnantes auxquelles il faut bien se résigner. Mais il y avait mon père. Mon père était tout pour moi, un maître, un roi, un dieu un ami, un grand ami. Petite fille, il me parlait sans cesse, il me traitait presque en égale, j’avais sa photographie dans un médaillon, sur ma poitrine, avec une mèche de cheveux. Ma mère ne l’a jamais compris. Ma mère… » — « Ne parlez pas de votre mère. Vous ne l’aimez pas. Et même… » — « Oh ! vous pouvez continuer, je la déteste, je l’ai toujours dé… » — « Taisez-vous ! Hélas ! il y a dans toutes les maisons, même chrétiennes, des bêtes invisibles, des démons. La plus féroce était dans votre cœur, depuis longtemps, et vous ne le saviez pas. » — « Tant mieux, a-t-elle dit. Je voudrais que cette bête fût horrible, hideuse. Je ne respecte plus mon père. Je ne crois plus en lui, je me moque du reste. Il m’a trompée. On peut tromper une