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JOURNAL

Le domestique a tardé quelques instants, et je me suis rappelé brusquement, avec terreur, que Mme la comtesse avait réglé sa note le mois dernier. Que dire ? Par la porte entre-bâillée, je voyais la table dressée pour la collation matinale, et qu’on venait de quitter sans doute. J’ai voulu compter les tasses, les chiffres se brouillaient dans ma tête. À l’entrée du salon, Mme la comtesse me regardait — depuis un moment — de ses yeux myopes. Il me semble qu’elle a haussé les épaules mais sans méchanceté. Cela pouvait signifier : « Pauvre garçon ! toujours le même, on ne le changera pas… » ou quelque chose d’approchant.

Nous sommes entrés dans une petite pièce qui fait suite à la salle de réception. Elle m’a désigné un siège, je ne le voyais pas, elle a fini par le pousser elle-même jusqu’à moi. Ma lâcheté m’a fait honte. « Je viens vous parler de mademoiselle votre fille, » ai-je dit.

Il y a eu un moment de silence. Certes, entre toutes les créatures sur qui veille jour et nuit la douce providence de Dieu, j’étais certainement l’une des plus délaissées, des plus misérables. Mais tout amour-propre était comme mort en moi. Mme la comtesse a cessé de sourire. « Je vous écoute, a-t-elle dit, parlez sans crainte, je crois en savoir beaucoup plus long que vous sur cette pauvre enfant. » — « Madame, ai-je repris, le bon Dieu connaît le secret des âmes, lui seul. Les plus clairvoyants s’y laissent prendre. » — « Et vous ? (elle feignait de tisonner le feu avec une