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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

sible : je n’y pensais plus. Il me faut d’ailleurs un grand effort de volonté, d’attention pour retrouver au fond de moi quelque chose de l’impulsion irrésistible qui m’a fait prononcer ces mots que je crois entendre encore : « Donnez-moi votre lettre. » Les ai-je prononcés réellement ? Je me le demande. Il est possible que trompée par la crainte, le remords, Mademoiselle se soit crue hors d’état de me cacher son secret. Elle m’aura tendu la lettre spontanément. Mon imagination a fait le reste…

Je viens de jeter cette lettre au feu sans la lire. Je l’ai regardée brûler. De l’enveloppe crevée par la flamme, un coin de papier s’est échappé, bientôt noirci. L’écriture s’y est dessinée une seconde en blanc sur noir, et je crois avoir vu distinctement : « À Dieu… »

Mes douleurs d’estomac sont revenues horribles, intolérables. Je dois résister à l’envie de m’étendre sur les pavés, de m’y rouler en gémissant, comme une bête. Dieu seul peut savoir ce que j’endure. Mais le sait-il ? (N. B. Cette dernière phrase écrite en marge, a été raturée).

♦♦♦ Sous le premier prétexte venu — le règlement du service que Mme la comtesse fait célébrer chaque semestre pour les morts de sa famille — je suis allé ce matin au château. Mon agitation était si grande qu’à l’entrée du parc, je me suis arrêté longtemps pour regarder le vieux jardinier Clovis fagotant du bois mort comme à l’ordinaire. Son calme me faisait du bien.