Page:Bernanos - Journal d’un curé de campagne.djvu/280

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
270
JOURNAL

prunté. » Je ne pouvais détacher les yeux de son visage. Tout y est flétri, presque vieillot, sauf le front, resté si pur. Je n’aurais pas cru ce front si pur ! — « Écoutez, ce que j’ai dit, n’allez pas le croire ! Je sais bien que vous ne l’avez pas fait exprès. Ils vous auront mis une poudre dans votre verre, c’est une chose qui les amuse, une farce. Mais grâce à moi, ils ne s’apercevront de rien, ils seront bien attrapés… » — « Où que t’es, petite garce ! » J’ai reconnu la voix du père. Elle a sauté le talus, sans plus de bruit qu’un chat, ses deux sabots d’une main, sa lanterne de l’autre. « Chut ! rentrez vite ! Cette nuit même, j’ai rêvé de vous. Vous aviez l’air triste, comme maintenant, je me suis réveillée tout pleurant. »

Chez moi, il m’a fallu laver ma soutane. L’étoffe était raide, l’eau est devenue rouge. J’ai compris que j’avais rendu beaucoup de sang.

En me couchant j’étais presque décidé à prendre dès l’aube un train pour Lille. Ma surprise était telle — la crainte de la mort est venue plus tard — que si le vieux docteur Delbende eût vécu, j’aurais sans doute couru jusqu’à Desvres, en pleine nuit. Et ce que je n’attendais pas s’est justement réalisé, comme toujours. J’ai dormi d’un trait, je me suis réveillé très dispos, avec les coqs. Même un fou rire m’a pris en regardant de près mon triste visage, tandis que je passais et repassais le rasoir sur une barbe dont au-