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JOURNAL

avec un puissant râle, remontait si vite qu’on eût pu croire qu’elle s’était élevée d’un bond. Comme je me jetais de côté pour lui faire place, j’ai cru sentir mon cœur se décrocher dans ma poitrine. Il m’a fallu un instant pour comprendre que le bruit avait cessé. Je n’entendais plus que la plainte aiguë des freins, le grincement des roues sur le sol. Puis ce bruit a cessé, lui aussi. Le silence m’a paru plus énorme que le cri.

M. Olivier était là devant moi, son chandail gris montant jusqu’aux oreilles, tête nue. Je ne l’avais jamais vu de si près. Il a un visage calme, attentif, et des yeux si pâles qu’on n’en saurait dire la couleur exacte. Ils souriaient en me regardant.

— « Ça vous tente, monsieur le curé ? m’a-t-il demandé d’une voix — mon Dieu, d’une voix que j’ai reconnue tout de suite, douce et inflexible à la fois — celle de Mme la comtesse. (Je ne suis pas bon physionomiste, comme on dit, mais j’ai la mémoire des voix, je ne les oublie jamais, je les aime. Un aveugle, que rien ne distrait, doit apprendre beaucoup de choses des voix.) — « Pourquoi pas, monsieur ? » ai-je répondu.

Nous nous sommes considérés en silence. Je lisais l’étonnement dans son regard, un peu d’ironie aussi. À côté de cette machine flamboyante, ma soutane faisait une tache noire et triste. Par quel miracle me suis-je senti à ce moment-là jeune, si jeune — ah, oui, si jeune — aussi jeune que ce triomphal matin ? En un éclair, j’ai vu ma triste ado-