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JOURNAL

J’étais bien incapable de mesurer le chemin parcouru, ni le temps. Je sais seulement que nous allions vite, très vite, de plus en plus vite. Le vent de la course n’était plus, comme au début, l’obstacle auquel je m’appuyais de tout mon poids, il était devenu un couloir vertigineux, un vide entre deux colonnes d’air brassées à une vitesse foudroyante. Je les sentais rouler à ma droite et à ma gauche, pareilles à deux murailles liquides, et lorsque j’essayais d’écarter le bras, il était plaqué à mon flanc par une force irrésistible. Nous sommes arrivés ainsi au virage de Mézargues. Mon conducteur s’est retourné une seconde. Perché sur mon siège, je le dépassais des épaules, il devait me regarder de bas en haut. « Attention ! » m’a-t-il dit. Les yeux riaient dans son visage tendu, l’air dressait ses longs cheveux blonds tout droits sur sa tête. J’ai vu le talus de la route foncer vers nous, puis fuir brusquement d’une fuite oblique, éperdue. L’immense horizon a vacillé deux fois, et déjà nous plongions dans la descente de Gesvres. Mon compagnon m’a crié je ne sais quoi, j’ai répondu par un rire, je me sentais heureux, délivré, si loin de tout. Enfin j’ai compris que ma mine le surprenait un peu, qu’il avait cru probablement me faire peur. Mézargues était derrière nous. Je n’ai pas eu le courage de protester. Après tout, pensais-je, il ne me faut pas moins d’une heure pour faire la route à pied, j’y gagne encore…

Nous sommes revenus au presbytère plus