Aller au contenu

Page:Bernanos - Journal d’un curé de campagne.djvu/345

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
335
D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

cin. J’aime d’ailleurs autant vous renseigner à fond maintenant que de vous laisser tripoter les dictionnaires. Hé bien, si vous sentez un de ces jours une douleur à la face interne de la cuisse gauche, avec un peu de fièvre, couchez-vous. Ce genre de phlébite est assez commun dans votre cas, et vous risqueriez l’embolie. À présent, mon cher, vous en savez autant que moi. »

Il m’a tendu enfin l’ordonnance que j’ai glissée machinalement dans mon calepin. Pourquoi ne suis-je pas parti à ce moment-là ? Je l’ignore. Peut-être n’ai-je pu réprimer un mouvement de colère, de révolte contre cet inconnu qui venait tranquillement de disposer de moi comme de son bien. Peut-être étais-je trop absorbé par l’entreprise absurde d’accorder en quelques pauvres secondes mes pensées, mes projets, mes souvenirs même, ma vie entière, à la certitude nouvelle qui faisait de moi un autre homme ? Je crois tout simplement que j’étais à l’ordinaire paralysé par la timidité, je ne savais comment prendre congé. Mon silence a surpris le docteur Laville. Je m’en suis rendu compte au tremblement de sa voix. — « Reste qu’il y a aujourd’hui par le monde des milliers de malades jadis condamnés par les médecins, et qui sont en train de devenir plus ou moins centenaires. On note des résorptions de tumeurs malignes. De toutes manières, un homme comme vous n’eût pas été dupe longtemps des bavardages de Grousset, qui ne rassurent que les imbéciles. Rien de plus humiliant