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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

erreur de jugement qu’à la lâcheté. Je n’ai pas de bon sens. Il est clair qu’en face de la mort, mon attitude ne peut être celle d’hommes très supérieurs à moi, et que j’admire, M. Olivier, par exemple, ou M. le curé de Torcy. (Je rapproche exprès ces deux noms.) En une telle conjoncture, l’un et l’autre eussent gardé cette espèce de distinction suprême qui n’est que le naturel, la liberté des grandes âmes. Mme la comtesse elle-même… Oh ! je n’ignore pas que ce sont là des qualités plutôt que des vertus, qu’elles ne sauraient s’acquérir ! Hélas ! il faut qu’il y en ait en moi quelque chose, puisque je les aime tant chez autrui… C’est comme un langage que j’entendrais très bien, sans être capable de le parler. Les échecs ne me corrigent pas. Alors, au moment où j’aurais besoin de toutes mes forces, le sentiment de mon impuissance m’étreint si vivement que je perds le fil de mon pauvre courage, comme un orateur maladroit perd le fil de son discours. Cette épreuve n’est pas nouvelle. Je m’en consolais jadis par l’espoir de quelque événement merveilleux, imprévisible — le martyre peut-être ? À mon âge, la mort paraît si lointaine que l’expérience quotidienne de notre propre médiocrité ne nous persuade pas encore. Nous ne voulons pas croire que cet événement n’aura rien d’étrange, qu’il sera sans doute ni plus ni moins médiocre que nous, à notre image, à l’image de notre destin. Il ne semble pas appartenir à notre monde