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JOURNAL

Et pourquoi ça ? Parce qu’ils voulaient, je suppose, laisser au monde le temps de respirer avant de le jeter dans une aventure surhumaine. Et crois bien qu’un gaillard comme saint Paul ne se faisait pas non plus illusion. L’abolition de l’esclavage ne supprimerait pas l’exploitation de l’homme par l’homme. À bien prendre la chose, un esclave coûtait cher, ça devait toujours lui valoir de son maître une certaine considération. Au lieu que j’ai connu dans ma jeunesse un salopard de maître verrier qui faisait souffler dans les cannes des garçons de quinze ans, et pour les remplacer quand leur pauvre petite poitrine venait à crever, l’animal n’avait que l’embarras du choix. J’aurais cent fois préféré d’être l’esclave d’un de ces bons bourgeois romains qui ne devaient pas, comme de juste, attacher leur chien avec des saucisses. Non, saint Paul ne se faisait pas d’illusions ! Il se disait seulement que le christianisme avait lâché dans le monde une vérité que rien n’arrêterait plus parce qu’elle était d’avance au plus profond des consciences et que l’homme s’était reconnu tout de suite en elle : Dieu a sauvé chacun de nous, et chacun de nous vaut le sang de Dieu. Tu peux traduire ça comme tu voudras, même en langage rationaliste — le plus bête de tous, — ça te force à rapprocher des mots qui explosent au moindre contact, la société future pourra toujours essayer de s’asseoir dessus ! Ils lui mettront le feu au derrière, voilà tout.