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JOURNAL

je ne crois pas les Russes pis que les autres — tous fous, tous enragés, les hommes d’aujourd’hui ! — mais ces diables de Russes ont de l’estomac. Ce sont des Flamands de l’Extrême-Nord, ces gars-là ! Ils avalent de tout, ils pourront bien, un siècle ou deux, avaler du polytechnicien sans crever.

« Leur idée, en somme, n’est pas bête. Naturellement, il s’agit toujours d’exterminer le pauvre — le pauvre est le témoin de Jésus-Christ, l’héritier du peuple juif, quoi ! — mais au lieu de le réduire en bétail, ou de le tuer, ils ont imaginé d’en faire un petit rentier ou même — supposé que les choses aillent de mieux en mieux — un petit fonctionnaire. Rien de plus docile que ça, de plus régulier. »

Dans mon coin, il m’arrive aussi de penser aux Russes. Mes camarades du grand séminaire en parlaient souvent à tort et à travers, je crois. Surtout pour épater les professeurs. Nos confrères démocrates sont très gentils, très zélés, mais je les trouve — comment dirais-je — un peu bourgeois. D’ailleurs le peuple ne les aime pas beaucoup, c’est un fait. Faute de les comprendre, sans doute ? Bref, je répète qu’il m’arrive de penser aux Russes avec une espèce de curiosité, de tendresse. Lorsqu’on a connu la misère, ses mystérieuses, ses incommunicables joies, — les écrivains russes, par exemple, vous font pleurer. L’année de la mort de papa, maman a dû être opérée d’une tumeur, elle est restée