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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

l’aurait vite condamné au strict nécessaire, payé d’une reconnaissance et d’une servitude éternelles. Ainsi, t’emportes-tu aujourd’hui contre cette femme qui vient d’arroser mes pieds d’un nard payé très cher, comme si mes pauvres ne devaient jamais profiter de l’industrie des parfumeurs. Tu es bien de cette race de gens qui ayant donné deux sous à un vagabond, se scandalisent de ne pas le voir se précipiter du même coup chez le boulanger pour s’y bourrer du pain de la veille, que le commerçant lui aura d’ailleurs vendu pour du pain frais. À sa place, ils iraient aussi chez le marchand de vins, car un ventre de misérable a plus besoin d’illusion que de pain. Malheureux ! L’or dont vous faites tous tant de cas est-il autre chose qu’une illusion, un songe, et parfois seulement la promesse d’un songe ? La pauvreté pèse lourd dans les balances de mon Père Céleste, et tous vos trésors de fumée n’équilibreront pas les plateaux. Il y aura toujours des pauvres parmi vous, pour cette raison qu’il y aura toujours des riches, c’est-à-dire des hommes avides et durs qui recherchent moins la possession que la puissance. De ces hommes, il en est parmi les pauvres comme parmi les riches et le misérable qui cuve au ruisseau son ivresse est peut-être plein des mêmes rêves que César endormi sous ses courtines de pourpre. Riches ou pauvres, regardez-vous donc plutôt dans la pauvreté comme dans un miroir car elle est l’image de votre déception fondamentale,