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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

que je connais bien — la voix de ton père, disait maman… J’ai entendu l’autre jour un vagabond répondre au gendarme qui lui demandait ses papiers. « Des papiers ? où voulez-vous que j’en prenne ? Je suis le fils du soldat inconnu ! Il avait un peu cette voix-là.

M. le doyen m’a seulement regardé longuement, d’un air attentif.

— Je vous soupçonne d’être poète (il prononce poâte). Avec vos deux annexes, heureusement, le travail ne vous manque pas. Le travail arrangera tout. »

Hier au soir le courage m’a manqué. J’aurais voulu donner une conclusion à cet entretien. À quoi bon ? Évidemment, je dois tenir compte du caractère de M. le doyen, du visible plaisir qu’il prend à me contredire, à m’humilier. Il s’est signalé jadis par son zèle contre les jeunes prêtres démocrates, et sans doute il me croit l’un d’eux. Illusion bien excusable, en somme. C’est vrai que par l’extrême modestie de mon origine, mon enfance misérable, abandonnée, la disproportion que je sens de plus en plus entre une éducation si négligée, grossière même, et une certaine sensibilité d’intelligence qui me fait deviner beaucoup de choses, j’appartiens à une espèce d’hommes naturellement peu disciplinés dont mes supérieurs ont bien raison de se méfier. Que serais-je devenu si… Mon sentiment à l’égard de ce qu’on appelle la société reste d’ailleurs bien obscur… J’ai beau être le fils de pauvres gens — ou