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L’IMPOSTURE

tous les voient mendier, l’écume à la bouche, le pain qu’ils viennent de jeter, dont ils gardent une faim éternelle. Qu’importe si dans leur orgueil ils se flattent d’être affranchis, désormais uniques, solitaires : ils ont au contraire un immense besoin des autres. Ils ne sont que dépossédés.

Mais l’abbé Cénabre avait fait au désordre sa part, ainsi qu’un chef qui recule en bon ordre, et ne se laisse pas aborder. Les sens étaient intacts, — intact, inaccessible, son orgueil qu’aucune déception grave n’avait jusqu’alors entamé. Même la crise d’angoisse qui avait marqué la dernière étape de sa lente et presque méthodique séparation d’entre les hommes, il en était à la considérer comme un accident sans doute décisif, mais négligeable en lui-même, superflu. La honte qu’il en avait d’abord ressentie avait été vite regardée en face, abolie. Il évitait mêmement, avec une extraordinaire prudence, de tirer vanité, comme tant d’autres d’un débat tragique, et il eût été bien certainement incapable d’y trouver matière à littérature. Par instinct, par un mouvement de sa nature la plus profonde, ainsi qu’une espèce hait une autre espèce, il détestait Renan, ou plus exactement, le méprisait.

Ce détail peut surprendre : il est révélateur. À quiconque ne recherche de ce mépris la raison secrète, l’abbé Cénabre restera sûrement toujours étranger. Les contradictions de Renan, sa sensibilité femelle, sa coquetterie, son égoïsme sournois, ses brusques attendrissements, tout dénonce une âme qui se dérobe par une volontaire dissipation. Ce dérobement perpétuel rend témoignage à Dieu, à peu près comme les détours de l’animal poursuivi révèlent la présence d’un chasseur