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L’IMPOSTURE

délicat, de s’y retrouver tellement à l’aise, alors que tant d’autres auraient sans doute cédé au désir aveugle de tout rompre autour d’eux, de se venger ainsi de leurs angoisses, après les avoir surmontées. Au contraire, son destin était désormais fixé, et le cours de sa vie tracé jusqu’à la mort, qu’il ne souhaitait ni ne redoutait, car il en portait singulièrement l’image en lui-même ; elle était déjà sa certitude et son repos. Ce qu’il attendait ne se définit pas aisément, ou du moins il était bien loin d’imaginer que l’entreprise était à peine commencée — que d’ailleurs elle était probablement de celles qui n’ont ni commencement, ni fin. La découverte de la solitude où il était tombé l’avait d’abord enivré, rempli de confiance, de force, de mépris. C’en était assez de rompre si parfaitement avec le reste des hommes, de ne vivre que pour lui, et par lui, et il avait cru de bonne foi n’épuiser jamais une si âpre et si rare volupté. Mais voilà que déjà il devait la rechercher, l’éprouver sans cesse, et il ne tirait plus d’elle qu’une joie avare, lente à venir. Il commençait de sentir que le mépris ne se suffit pas à lui-même, qu’il doit se retremper, se renouveler dans un sentiment plus absolu — mais lequel ? De ce sentiment, il n’était pas loin de deviner la nature, bien qu’il usât de ruses misérables pour ne pas prononcer son nom, car il sentait que le nouveau monstre, né en lui, ne voulait qu’être vu et caressé une fois pour croître affreusement, et rester seul, dans l’âme détruite, comme un chancre se moule parfaitement sur le membre qu’il a dissous, et en perpétue la forme hideuse. Sans doute il n’eût pas été capable encore de rendre clairement compte des craintes vagues, des pressentiments, de toutes ces