Page:Bernanos - L’Imposture.djvu/225

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
215
L’IMPOSTURE

du moins à l’immobilité, n’ayant plus rien à perdre, ses gains désormais prévus, escomptés jusqu’au dernier liard. Et pourtant, il sentait toujours en lui ce glissement indéfinissable, cet écoulement — ou du moins il en prenait conscience par la bizarre tension de sa volonté, ainsi qu’un marin dans les ténèbres connaît la force d’un courant ou le fraîchissement de la brise au raidissement des chaînes de l’ancre. Dieu ne lui manquait pas, car il croyait bien n’avoir pas rejeté la foi : elle s’était brusquement détachée de lui. Alors, quoi ?

Tout autre que lui n’eût sans doute attaché que peu d’importance à une promenade nocturne, aux côtés d’un vagabond, à travers un quartier de Paris déjà désert passé minuit. Quel prêtre n’a été ainsi abordé et suivi bien des fois ? Mais l’abbé Cénabre, sous sa morgue, a toujours eu plus qu’une répugnance, la terreur des gens mal vêtus, commune à tant de savants qui voient dans chaque pauvre diable un animal d’une race inconnue, toujours prêt à brûler les bibliothèques, lacérer les fiches, et bouleverser les laboratoires à grands coups de souliers ferrés. Chez l’abbé Cénabre, ce préjugé du petit bourgeois studieux se double d’une tenace rancune envers un troupeau dégradé dont il croit n’être sorti que par un miracle d’intelligence et de volonté, et qu’il n’approche jamais sans une crainte puérile où revivent toutes les humiliations de sa misérable enfance, et comme la vague épouvante d’être reconnu tout à coup et nommé par son nom. Car l’orgueil, chez les plus grands, a de ces naïvetés déconcertantes.

Jamais l’homme qui, à douze ans, implorait la faveur