Page:Bernanos - L’Imposture.djvu/226

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
216
L’IMPOSTURE

de passer ses vacances au séminaire, inventant pour l’obtenir des mensonges ingénieux qui édifiaient grandement ses maîtres, simplement par dégoût de la maison paternelle dont il ne pouvait retrouver sans rougir jusqu’aux oreilles, dès le seuil franchi, l’humble odeur, inoubliable, de gros velours et de lard fondu, n’avait réellement connu le pauvre. Passé du petit séminaire au grand, puis de là en Sorbonne, après avoir échappé à la caserne, il avait vécu la vie d’un étudiant besogneux et fier, intimidé par ses compagnons riches, dédaigneux des autres (mais s’appliquant soigneusement à céler ses goûts et ses dégoûts pour ne faire sa société que des plus travailleurs et des mieux notés de ses rivaux, dont il avait suivi prudemment l’ascension), respecté, sinon aimé, jusqu’à ce qu’un premier rayon de gloire eût rallié les hésitants. Chacun de ses pas en avant avait été une rupture avec le passé, la famille où il ne comptait à présent que de rares cousins aux noms oubliés, la province, qu’il n’avait jamais traversée, même en chemin de fer, sans une douloureuse crispation du cœur, le diocèse qu’il avait fui, et dont le vieil évêque était l’un de ses plus fermes et plus dangereux censeurs. De jour en jour plus solidement retranché dans sa vie laborieuse et austère, il s’était appliqué à n’inspirer aucune envie, témoignant en toute conjoncture la même prudence et le goût très sûr qu’il avait montré en s’entourant peu à peu d’un luxe presque invisible, ce mobilier rare, ces admirables pièces appréciées d’un petit nombre d’amis raffinés, peu remarquées des autres. Tous les actes de l’abbé Cénabre avaient eu jusqu’alors le même caractère de ruse un peu grossière, mais patiente, appliquée,