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L’IMPOSTURE

je le vois au grand air : je sors que la nuit. On ne peut se faire une opinion du monde que la nuit. C’est la nuit que le riche mange le pauvre, voilà mon idée

— Mange le pauvre ? dit l’abbé Cénabre.

Le vieux le regarda de côté, avec méfiance. Puis il rit à petits coups, incrédule.

— Des fois ? Elle est bonne ! Et qu’est-ce que vous faites, patron ? Il y en a qui se contentent avec mon polichinelle. Vous, il vous faut le vrai, il vous faut l’homme. Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Que faites-vous ?… Notez qu’il n’y a pas d’offense : je voudrais vous contenter. Seulement j’ai pas l’habitude, c’est dur, ça me fout le cafard, bon Dieu ! Je peux pas arriver à me tirer de ma coquille. Au lieu que d’ordinaire, je vas vous expliquer…

Instantanément sa face rayonna d’une joie terrible.

— C’est la première fois que je m’emballe sur un type dans votre genre : vous m’avez fait peur. Je préfère les rigolos. Je dors le jour du côté de l’Observatoire. Je me mets en route sur les minuit. Autrefois, je grimpais tout doucement vers Montmartre, à présent je descends plutôt vers la Concorde, ou ailleurs, n’importe où : je ne fais pas de plan, j’ai du flair. D’abord, patron, je repère mes types. Les types à poules, préféremment. Quand ils sont noirs, tant mieux ! Ça sort du dancinge, c’est échauffé. La difficulté de la chose, patron, c’est de les accrocher ; à première vue, j’ôte l’appétit. Mais au petit jour, voyez-vous, le type a marre de la musique, des soyes, des dorures, et de l’odeur à cent balles la bouteille : ça finit par lui tourner sur l’estomac. Au lieu qu’un vrai pauvre, ça a du montant, ça remet le cœur. On est