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L’IMPOSTURE

cailloux, un vent léger, au ras du sol, y faisait tourner un peu de poussière, silencieusement… « Mon ami ! mon pauvre ami !… » Il se dissimulait de son mieux, pressant la grille contre sa poitrine, s’efforçait d’oublier un moment la ville énorme et vaine à laquelle il avait donné trente ans de son dur labeur, et qui venait lui arracher encore le seul bien qui lui restât, qu’il n’eût pas encore laissé prendre, son humble agonie. Et certes, il n’eût pas songé à la lui disputer, n’ayant jamais rien eu en propre, depuis si longtemps ! Mais ce don suprême était déjà réservé, il n’en pouvait plus disposer sans trahison… Un autre ! un autre !… Ah, tête vide !… Timidement encore, il essayait de refaire, étape par étape, le chemin parcouru, dans l’espoir de retrouver peut-être, à quelque détour oublié, la solution du problème dont sa mémoire exténuée ne parvenait même plus à retenir les termes. Tous les détails de sa chétive aventure se présentaient à la fois, ou se dérobaient pareillement, sur un plan unique, sans aucun lien d’effet à cause, à moins qu’ils ne se déroulassent soudain à contresens, selon l’absurde logique des rêves, et il n’en remontait alors le cours qu’au prix d’une cruelle contrainte. D’ailleurs le moindre obstacle, la moindre difficulté surgie à l’improviste remettait tout en question, l’arrêtait longtemps sur un point futile, jusqu’à ce qu’une image délirante fît dévier d’un coup la pensée, l’engageât dans un nouveau labyrinthe de déductions extravagantes, dont il cherchait laborieusement l’issue. Mais alors même, quand faiblissait jusqu’à l’idée du devoir impérieux, urgent, pour l’accomplissement duquel il allait donner le dernier souffle de sa poitrine, l’élan