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L’IMPOSTURE

Sans doute, on ne le lit pas sans malaise, mais seul un de ces saints qu’il a mutilés saurait lui arracher son secret. L’analyse qu’il en a fait satisfait le goût, n’offense aucune pudeur de l’esprit. Il a même eu cette prudence — qui est un aveu naïf et pathétique — de laisser hors de jeu les héros dont la haute figure historique paraît fixée à jamais : il a tiré de l’oubli des petits saints presque anonymes, dont l’obscurité le rassurait, qu’il espérait plus dociles. Il n’a pu cependant les contraindre. Si simple et caressant que fût son art, si enveloppant, si pressant, ils se refusaient toujours. La préface de son dernier livre compte à elle seule cinquante pages, pleines de réticences, de réserves, d’allusions, comme si le malheureux craignait, reculait le plus possible, l’inévitable confrontation. Car sitôt que paraît le témoin rebelle, l’équilibre est rompu. La petite part accordée aux faits est encore trop grande : un acte, une parole, même étouffée par un texte laborieux, suffit à rompre le charme : l’importance du commentaire ne fait qu’accuser plus durement la douloureuse impuissance. C’est une espèce de lutte risible et tragique à la fois, trop inégale. Tantôt la pensée, subtilisée à l’excès, s’évapore, s’efface comme une buée, découvrant la face irréductible. Tantôt elle se traîne dans les fonds, laissant surgir le héros vainqueur. La recherche vaine succède à la vaine étreinte. Les pages se multiplient, le livre s’allonge démesurément, ainsi qu’un rêve cruel, coupé de sursauts. Et tout à coup l’auteur, qu’on eût cru bercé par son ronron monotone, s’éveille, perd brusquement contenance, rentre dans le débat, avec une espèce de rage. Le lecteur n’en sent que du malaise et s’étonne,