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L’IMPOSTURE

son dernier, son suprême réduit, ayant ouvert tout le reste. Peut-être encore ne connut-il à aucun moment ce besoin, irrésistible chez tant d’autres, d’inspirer l’amitié, d’en rendre, d’aimer et d’être aimé, comme s’il comprenait que son mensonge serait alors trop lourd à porter ? Mais surtout son intelligence extraordinairement volontaire fut toujours contre la grâce sa meilleure arme. Animée par une espèce de curiosité dont une certaine cruauté semble le ressort, elle s’enivra vite de ses mystérieuses conquêtes, si adroitement celées. Et déjà naissait dans ce cerveau enfantin l’œuvre sournoise, têtue, les livres brillants et stériles, au cœur empoisonné, modèles d’analyse perfide, sagace, impitoyable, d’un travail et d’une inspiration si compliqués qu’ils trouveront toujours des dupes. C’est qu’ils plongent dans la propre vie de l’auteur beaucoup plus profondément qu’on ne pense, à une telle profondeur qu’ils expriment parfois quelque chose de lui qu’il avait lui-même oublié, humiliations dont la brûlure survit au souvenir même de ce qui les a causées, ruses devenues inutiles, mais qui l’ont marqué comme d’un pli… « J’ai toujours été attiré par la sainteté, disait-il un jour à M. de Colombières, et curieux de ses formes les plus singulières, les plus réservées. » Le vrai est que sa rude nature concevait difficilement cet état exceptionnel de l’âme dont son intelligence cherchait à pénétrer les causes.

Après être demeuré immobile un instant, l’abbé Cénabre, quittant brusquement la chambre, entra dans la bibliothèque et referma la porte avec soin. Au premier pas, son pied heurta la lampe jetée à terre : il dut chercher avec ennui, à tâtons, une deuxième