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L’IMPOSTURE

à pleine gorge. Le retentissement de ce rire dans le silence devenait extraordinaire. La présence d’un seul témoin, la contagion de sa peur eût suffi sans doute à précipiter le dénouement de cette scène insupportable, mais ainsi déroulée secrètement elle n’y glissait qu’avec lenteur, passait lentement du réel au cauchemar, et du cauchemar à une espèce de surnaturelle ignominie. Hélas ! que de fois, dans les débats de l’âme, éclate au dedans cette joie atroce ! Mais nous ne l’entendons pas. Et sans doute faut-il de ces circonstances rares et singulières pour que le mal force ainsi les frontières de son solennel empire, et se livre à nos sens, tel quel, dans un regard ou dans une voix.

Qui eût entrevu à cet instant, par le trou de la serrure, l’homme encore imposant de vigueur et de santé, si calme par la taille, les massives épaules, le maintien fort et hardi, secoué par un ricanement démentiel, n’en aurait pu croire le témoignage de ses yeux. Quelque chose, dont l’enfer est ordinairement jaloux, se donnait ici sans réserves, avec une brutalité, une insolence inouïes. Était-ce là le cynisme d’une âme déjà perdue ? N’était-ce point plutôt, pour une dernière et miséricordieuse tentative, l’écluse levée aux secrets hideux de l’âme, aux pensées venimeuses étouffées vingt ans, trente ans, l’aveu forcé, involontaire, matériel, pourtant encore libérateur, la miraculeuse déviation vers l’extérieur par le geste et la voix d’une hypocrisie parvenue au dernier point de concentration, au dernier degré de la malfaisance, désormais incompatible avec la vie, comme le ventre se délivre parfois lui-même d’un poison dont il est, d’un seul coup, saturé ?