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L’IMPOSTURE

Néanmoins, au milieu du délire grandissant, le témoin qui toujours veille garde encore sa lucidité. Si forte, si pressante que soit l’étreinte de l’ennemi, le pouvoir ne lui est pas donné de se substituer entièrement à nous : dans l’excès de sa joie, comme dans la perfection même de son désespoir ineffable, il reste le doute, comme un ver. Le sentiment de la fragilité, de la précarité d’une volupté qui ne peut vivre en nous, s’y fondre, introduite par effraction, maintenue par violence. Car aucune expérience ici-bas ne saurait nous donner une idée satisfaisante de l’enfer.

Certes, ce qui fut l’abbé Cénabre n’avait alors, de ce qui l’agitait si furieusement qu’une notion vague et confuse. S’il s’était vu et entendu clairement, l’horreur l’eût jeté aussitôt à l’acte qu’il ne fut tenté de commettre qu’un moment plus tard, et il l’eût alors commis. Sans doute la surnaturelle pitié lui fit cette grâce de l’aveugler quelque temps, ou peut-être ne permit-elle jamais qu’il vît le fond de sa misère. Bien des témoignages le prouvent qui découvrent dans cet homme sinistre une dernière illusion très tenace, presque niaise, puérile. L’écrivain dont la curiosité s’intéressa si fortement à toutes les épreuves des saints, et particulièrement aux plus étranges, fut ici dupe involontaire des manies critiques de sa propre pensée : l’idée de possession ne l’effleura même pas.

Ce qu’il sentait peu à peu était une fatigue immense. La nuit n’était pas loin de s’achever : son regard lourd se détachait de moins en moins de l’étroit cercle de lumière à ses pieds. L’engourdissement du sommeil le gagnait d’instant en instant. Encore incapable de mesurer la violence qui l’avait soulevé si haut pour le