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de dissimuler leur chronique satisfaction d’eux-mêmes. Ils sont optimistes pour se dispenser d’avoir pitié des hommes, de leur malheur.

On imagine très bien la page qu’eût inspirée à Proudhon, par exemple, la phrase de l’Américain. Je ne crois pas cette phrase si impitoyable qu’elle en a l’air. Il y aurait d’ailleurs tant à dire de la pitié ! Les esprits délicats jugent volontiers de la profondeur de ce sentiment aux convulsions qu’il provoque chez certains apitoyés. Or ces convulsions expriment une révolte contre la douleur assez dangereuse pour le patient, car elle confondrait aisément dans la même horreur la souffrance et le souffrant. Nous avons tous connu de ces femmes nerveuses qui ne peuvent voir une bestiole blessée sans l’écraser aussitôt avec des grimaces de dégoût peu flatteuses pour l’animal qui probablement n’eût pas demandé mieux que d’aller guérir tranquille au fond de son trou. Certaines contradictions de l’histoire moderne se sont éclairées à mes yeux dès que j’ai bien voulu tenir compte d’un fait qui d’ailleurs crève les yeux : l’homme de ce temps a le cœur dur et la tripe sensible. Comme après le Déluge la terre appartiendra peut-être demain aux monstres mous.

Il est donc permis de croire que certaines natures se défendent d’instinct contre la pitié par une juste méfiance d’elles-mêmes, de