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possédant finit par tenir lieu de toutes les autres. Le possédant se voit lui-même comme un mouton guetté par le loup. Mais aux yeux du pauvre diable, le mouton devient un requin affamé qui s’apprête à gober une ablette. La gueule sanglante qui s’ouvre à l’horizon les mettra d’accord en les dévorant tous ensemble.

Une telle obsession morbide, née de la peur, modifie profondément les rapports sociaux. Et, par exemple, la politesse n’exprime plus un état de l’âme, une conception de la vie. Elle tend à devenir un ensemble de rites, dont le sens originel échappe, la succession, dans un certain ordre, de grimaces, hochements de tête, gloussements variés, sourires standard — réservés à une catégorie de citoyens dressés à la même gymnastique. Les chiens ont entre eux de ces façons — entre eux seulement, car vous verrez rarement cet animal flairer le derrière d’un chat ou d’un mouton. Ainsi mes contemporains ne gesticulent d’une certaine manière qu’en présence des gens de leur classe.

J’habitais, au temps de ma jeunesse, une vieille chère maison dans les arbres, un minuscule hameau du pays d’Artois, plein d’un murmure de feuillage et d’eau vive. La vieille maison ne m’appartient plus, qu’importe ! Pourvu que les propriétaires la traitent bien ! Pourvu qu’ils ne lui fassent pas de mal, qu’elle soit leur amie, non leur chose !… N’importe ! N’importe ! Chaque lundi, les