Page:Bernanos - Les Grands Cimetières sous la lune.pdf/67

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gens venaient à l’aumône, comme on dit là-bas. Ils venaient parfois de loin, d’autres villages, mais je les connaissais presque tous par leur nom. C’était une clientèle très sûre. Ils s’obligeaient même entre eux : « Je suis venu aussi pour un tel, qui a ses rhumatisques. » Lorsqu’il s’en était présenté plus de cent, mon père disait : « Sapristi ! les affaires reprennent !… » Oui, oui, je sais bien, ces souvenirs n’ont aucun intérêt pour vous, pardonnez-moi. Je voulais seulement vous faire comprendre qu’on m’a élevé dans le respect des vieilles gens, possédants, ou non-possédants, des vieilles dames surtout, préjugé dont les hideuses follettes septuagénaires d’aujourd’hui n’ont pu me guérir. Eh bien ! en ce temps-là je devais parler aux vieux mendiants la casquette à la main, et ils trouvaient la chose aussi naturelle que moi, ils n’en étaient nullement émus. C’étaient des gens de l’ancienne France, c’étaient des gens qui savaient vivre, et s’ils sentaient un peu fort la pipe ou la prise, ils ne puaient pas la boutique, ils n’avaient pas ces têtes de boutiquiers, de sacristains, d’huissiers, des têtes qui ont l’air d’avoir poussé dans les caves. Ils ressemblaient beaucoup plus à Vauban, à Turenne, à des Valois, à des Bourbons, qu’à M. Philippe Henriot par exemple — ou à n’importe quel autre bourgeois bien-pensant… Je ne vous apprends rien ? Vous êtes du même avis que moi ? Tant mieux. Les jeunes gens que je croise chaque jour dans la rue seraient capables de parler spontanément