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HISTOIRE DE MOUCHETTE

sa jaquette aux pauvres basques, au col étroit, luisante aux coudes.

À quoi songeait-elle ? Ou ne songeait-elle à rien ? Le ridicule et l’odieux de ce cafard à dents jaunes ne l’étonnaient même plus. Pis, elle l’aimait. Autant qu’elle pouvait aimer, elle l’aimait. Depuis qu’une nuit, d’un geste irréparable, elle avait tué, en même temps que l’inoffensif marquis, sa propre image trompeuse, la petite Malorthy, Mlle Malorthy, se débattait vainement contre son ambition déçue. Fuir, échapper, l’eût accusée trop clairement ; elle avait dû reprendre sa place dans la maison, mendier le pardon paternel avec un front d’airain et, plus humble et plus silencieuse que jamais sous les regards de l’intolérable pitié, tramer autour d’elle le mensonge, fil à fil. « Demain, se disait-elle, le cœur dévoré, demain l’oubli sera fait, je serai libre. » Mais demain ne venait jamais. Lentement, les liens autrefois brisés resserraient autour d’elle leurs nœuds. Par une amère dérision, la cage était devenue un asile, et elle ne respirait plus que derrière les barreaux jadis détestés. Le personnage qu’elle affectait d’être détruisait l’autre peu à peu, et les rêves qui l’avaient portée tombaient un par un, rongés par le ver invisible : l’ennui. L’obscure petite ville qu’elle