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On gouverne un bateau sur la vague lancé,
Évitant le remous et le choc de la lame,
Comment, sur le flot vert, on reste balancé !
Quelquefois, loin du golfe, essuyant la tempête,
Nous nous trouvions ensemble à deux doigts de la mort,
Pourtant, mon père et moi, nous relevions la tête,
Lui, ne redoutait rien, et moi, je restais fort !
Posté sur le grand mât, je regardais l’orage
S’amasser, dans le ciel, en fauves tourbillons,
La foudre aux dents de feu s’élancer du nuage,
L’océan effrayé se creuser en sillons ;
Le vent courbait le mât jusqu’au niveau de l’onde,
L’écume de la mer venait baiser mon front,
Parsemant de ses fleurs ma chevelure blonde,
Et mon père, immobile, était là sur le pont,
Son œil étincelant me regardait en face ;
Il semblait me crier : Hydriote, as-tu peur ?
Et moi, formé par lui pour marcher sur sa trace,
Je ne sentais passer nul effroi dans mon cœur.
Et mon père aujourd’hui m’a fait présent d’un glaive,
Pour Dieu, pour le pays, me consacrant soldat ;
Je me suis, plein d’orgueil, redressé sur la grève,
Sachant, s’il le fallait, m’avancer au combat,
Et sentant que j’aurais, malgré ma taille infime,
Pour combattre le Turc, un courage sublime.

Le Tombeau.

Tu vois la large cour et le mur du vieux cloître
Où repose un tombeau, de la foule oublié ;
Le lierre, moins ingrat, n’a pas cessé d’y croître,
Sur lui-même, en tous sens, mille fois replié.

En ce lieu, deux jumeaux, élevés par leur mère,
Nourris du même lait, portés au même autel,
Sont couchés, oubliant cette vie éphémère
Qui se traîne ici-bas, mais fleurit dans le Ciel.

Ils avaient, tous les deux, la chevelure brune,
Tous les deux, l’œil d’azur, sous de nobles sourcils,
Et tous les deux jouaient, aux rayons de la lune,
Sur le banc de gazon, devant leur mère assis.

Le tambour résonna, précédant la bannière :
Ils partirent tous deux à la voix de l’honneur,
Et revenant tous deux quand s’éteignit la guerre,
Fatigués de la gloire, ils eurent le bonheur !

Remplis de même amour, remplis de même haine,
À la même adorée ils présentent leurs vœux,
Mais, l’ayant su, chacun brise aussitôt sa chaîne,
Et dit en s’éloignant : mon frère, sois heureux !

Ils se revoient tous deux, au fond d’un monastère,
Où gardant son secret, chacun s’était rendu ;
Tous les deux sont alors détachés de la terre,
Sans plus penser jamais à ce qu’ils ont perdu.

Ils se donnent à Dieu dans la noire chapelle
Où l’orgue retentit sur leurs fronts inclinés ;
Chacun d’eux obéit à la voix qui l’appelle,
Ils restent réunis ainsi qu’ils étaient nés.

Ensemble ils ont vieilli ; leur chevelure est blanche,
Dans leurs veines le sang peut à peine courir,
Et comme deux fruits mûrs quittant la même branche,
À la même heure, ensemble, ils se laissent mourir.

Dans le même tombeau, se couchant côte à côte,
Ils voient, deux églantiers couvrir leur tertre vert,
Où vient le papillon jouer dans l’herbe haute,
Où vient chanter l’oiseau, dans le cloître désert.

Nuit allemande.

Le poète est assis sur un tertre sauvage,
L’Ondine, pour le voir, lève ses grands yeux bleus,
Tantôt elle s’arrête et tantôt elle nage.
Accordant sa voix pure en sons mélodieux.

C’est la nuit ! Du gazon s’échappent mille arômes,
Un voile, étincelant flotte au ciel étoilé,
Mais l’horizon blafard est rempli de fantômes,
Et l’aigle belliqueux dans la nue a volé.

Là-bas, les cavaliers assiègent les tourelles,
Sur leurs casques brillants ondule un étendard
Où des oiseaux fictifs ouvrent d’étranges ailes,
Où des feux dispersés rayonnent au hasard.

Plus loin le loup féroce hurle aux pieds de son maître,
Le dieu découronné des antiques Germains,
Qui rêve aux anciens jours et regrette peut-être
Le sang qui rougissait des autels inhumains.

Plus loin encore, on voit tourbillonner, plaintives,
Les vierges aux longs plis, qui moururent d’amour ;
Dans le morne passé, leurs âmes sont captives,
Sur elles, le hibou pleure en haut de la tour.

Partout, désirs, combats, passions, rêveries,
Horizons fascinants, images qui font peur,
Spectres aux fronts baissés dans les herbes fleuries,
Etoiles scintillant dans la grise vapeur ;

C’est le charmant pays du Réel et du Songe,
Qui, conservant ses dieux, dans un siècle fatal,
Sans vouloir du néant où le doute se plonge,
A dressé dans son cœur un temple à l’idéal.

Impénitente finale.

Si je pouvais choisir, je ne voudrais pas être
Le soleil rayonnant, qui traverse le ciel,
Et qui malgré son nimbe et son rôle de maître,
Se fatigue à poursuivre un voyage éternel ;

Je ne voudrais pas être, étendant mes longs voiles,
La nuit, qui cache à tous les plaines et les bois,
Et traînant, soucieuse, un cortège d’étoiles,
A sur le front un crêpe, et des pleurs dans la voix ;

Je ne voudrais pas être une rose embaumée
Qui, s’ouvrant le matin sur son rameau tremblant,
Avant d’avoir fini sa trop brève journée
Voit s’éteindre et mourir son calice odorant ;

Je ne voudrais pas être un oiseau de passage
Qui s’enivre de joie en parcourant l’Ether,
Dans l’espace infini tour à tour plonge et nage,
Et se rit de l’abîme où bouillonne la mer !

Si je pouvais choisir, je serais une fille
Au cœur naïf encor et pur comme les cieux,
Laissant dans son regard où la tendresse brille,
Rayonner doucement l’azur de ses yeux bleus.

À Mademoiselle V.

DE MATANZAS (île de Cuba).

Miroirs étincelants d’une âme de madone,
Regards profonds et purs voilés de cils soyeux,
Ténébreux diamants à la blanche couronne,
Splendides lacs d’argent qui reflétez les cieux ;

Heureux qui, vous fixant quand votre feu rayonne,
Pourrait vous dominer, et qui ferait, joyeux
Comme un pâle soleil déclinant à l’automne,
Languir votre rayon sous celui de ses yeux ! —

Matanzas ! Matanzas ! ô cité sans pareille,
Sur qui plane le mont, sous qui le flot sommeille,
C’est en toi que la Fable eût placé son trésor ;

Et le hardi héros, fils d’Alcmène la blonde,
Si Colomb eût déjà découvert l’autre monde,
Fût venu dans ton sein chercher la pomme d’or !

Pensée d’Amour.

Du fond du ciel obscur la lune hospitalière
Visite ma fenêtre, et lutte avec la nuit ;
Sur ma table, suivant sa course régulière.
Ma montre marque l’heure, et va sonner minuit.

J’écoute, de mon lit, sur le pavé sonore,
Dans la ville déserte un pas sourd retentir ;
Il s’éloigne, décroît, puis il résonne encore :
De l’amical abri, si tard pourquoi partir ?

Je berce mes pensers sur les ailes du rêve,
Et, laissant le sommeil voltiger loin de moi,
Sans demander à Dieu que l’aurore se lève,
Ô ma vie, ô mon cœur, mon âme pense à toi !

Une crainte.

Dès que l’aube renaît, me levant de ma couche,
Je m’en vais au jardin m’enivrer d’un air pur,
J’erre de tous côtés, le sourire à la bouche,
Je parle au beau soleil qui vient blanchir l’azur.
Sur la cime du mont, je regarde la brume
Aux rayons du levant, se fondre par degrés ;
Du lac sur le côteau le miroir bleu s’allume,
Le gai vanneau frémit dans les genêts dorés.
Partout j’entends crier les portes du village :
Des bœufs dans le sentier gronde la forte voix ;
Les amoureux furtifs, s’arrêtant au passage,
Se donnent rendez-vous, pour le soir, dans le bois.
Moi, dont le cœur naïf craint les filles modestes
Qui s’emparent de l’âme en détournant les yeux,
Je ne les suis jamais dans les chemins agrestes,
Car elles se riraient d’un poète trop vieux.
Caché dans mon jardin, j’en parcours les allées,
Me penchant sur les fleurs sans vouloir les cueillir :
J’aime à toucher du doigt leurs cloches étoilées,
Dont le regard me parle et me fait tressaillir.
Oh ! n’avez-vous jamais, dans la pervenche bleue,
Cru voir des yeux humains sur vos yeux s’attacher,
Et suivant le sentier, lieue après lieue,
Entendu près de vous, comme une âme marcher !
Le soir, dans la forêt, quand tout jase et murmure,
N’avez-vous pas senti de singuliers frissons,
Et cru pour un moment que la grande nature
Secouant ses liens, agitait les buissons.
Ami, je le confesse, il est dans les feuillages
Un charme qui m’attire et qui me fait trembler.
Je n’y vois pas briller de mystiques visages,
La nymphe aux pieds d’argent ne vient pas m’y troubler,
Mais je songe qu’un dieu pourrait, dans sa démence,
Lorsque je serai mort, m’enfermer tout vivant
Sous cette écorce rude où la douleur commence,
Si j’en crois le bouleau, qui se plaint à tout vent.
Oh ! gémir asservi, sans regard et sans lèvre,
Concentrer dans son cœur de sinistres désirs,
Et lorsqu’on sentirait y bouillonner la fièvre
Servir de marche pied aux faciles plaisirs ;
Voir à l’entour de soi les filles, sans contrainte.
De leurs roses rubans dégager leur sein nu,
Et ne rien proférer qu’une inutile plainte,
Sanglot d’un cœur ardent, qui leur reste inconnu !

Ce rêve est bien lugubre et celui qui m’écoute
Se recueille peut-être en m’entendant parler,
Mais il n’est pas besoin de regarder la route
Pour sentir des tourments, contraints de se voiler.
Chacun renferme en soi s’il est viril et grave,
Un cœur qui ne veut plus des hasards du destin ;
Plutôt vivre isolé que de sourire esclave,
Plutôt dans le désert dresser son front hautain !
Il en est, cependant, de ces femmes d’élite
À qui l’on donnerait sa chère liberté,
Mais, dans ce monde ingrat, elles passent trop vite,
En emportant plus haut leur âme et leur beauté,
Et le rêveur distrait, qui préparait sa lyre
Pour chanter son amour et révéler son cœur,
Reste sur une tombe où son ivresse expire,
À murmurer encore un chaste nom de sœur.

La Lune pâle.

Pauvre lune, dis-moi, pourquoi ce front si pâle,
Ton disque est, par trop tôt, apparu dans le ciel :
Il avait, l’autre soir, une couleur plus mâle,
Et dans l’ombre, il semblait jaune comme le miel.

Mais ne t’afflige pas si les fleurs et la plaine
Raillent ton morne front, dans l’azur pâlissant ;
Demain tu brilleras, demain tu seras pleine,
Et tous admireront ton disque éblouissant.